La science peut-elle être une idéologie ?

Publié dans La Raison février 2024

Benoît Schneckenburger

L’essor des sciences depuis le moment de la révolution galiléenne a transformé notre monde et a continué le combat contre l’obscurantisme. Le scientifique, comme le philosophe, est un chasseur de mythes – selon l’expression de Gilles Deleuze – et accomplit le projet rationnel tracé par Épicure : remplacer les explications fantasmagoriques par des modélisations rationnelles. Elles nous délivrent de la peur des dieux, en nous permettant d’assigner aux choses de la nature – Lucrèce – leurs causes vraisemblables. Par sa méthode qui invite à toujours retourner aux faits, par la confrontation aux critiques méthodologiques des pairs, la science démontre ses assertions, et ce dialogue permanent en fait tout autre chose qu’un dogme. En sciences, comme en philosophie qui fut un jour « la science des sciences » – Hobbes, Léviathan ch. 9 – l’argument d’autorité se voit toujours balayé par l’autorité de l’argument.

Est-ce à dire pour autant que la science, par un miracle peu compatible avec son histoire et ses attendus, échapperait à son tour à l’idéologie ? « La science » cela n’existe pas comme un fait immuable. Nous sommes bien-plutôt confrontés à une histoire, des pratiques insérées dans un champ social, avec ses tensions et ses rapports de force. Lors de l’épidémie de Covid, les décisions du gouvernement ont longtemps été présentées comme résultant l’application des préconisations scientifiques. Ne ne sommes pas dupes, et en effet, elles ont été tout-autant la mise en ordre d’une politique dictée par les impératifs de l’état d’urgence, qui a utilisé l’autorité de la science pour justifier des mesures qui pour certaines relevaient moins d’une approche méthodique qu’elles ne visaient à cacher l’incurie politique par l’infantilisation et le contrôle des populations1. Notre société sera profondément affectée dans les années à venir par des décisions dont certaines seront présentées comme résultant directement de préconisations scientifiques ou du progrès des techniques, des impacts de notre société industrielle sur l’environnement aux recommandations du GIEC, de l’avancée des prouesses des Intelligences Artificielles à l’omniprésence d’une nouvelle économie aux mains des GAFAM … Faut-il exonérer la science de tout ce qui se fait en son nom ?

Certes il n’a pas manqué de critiques réactionnaires et irrationnelles de la science. Dans la lignée de Martin Heidegger, la critique de la modernité a cru bon de dénoncer une forme d’hybris prométhéenne et démiurgique propre à la science, incarnation d’une forme de volonté de puissance métaphysique. Paradoxe d’un penseur qui a épousé un temps l’idéologie nazie précisément parce qu’elle lui apparaissait résoudre la crise qu’il décelait dans la civilisation occidentale, quand elle la poussait à son paroxysme. En France une certaine sociologie des sciences proposée par Bruno Latour, devenu un nouveau maître à penser médiatique, a cru devoir relativiser toutes les connaissances, d’abord en signalant le cadre parfois obscur de leur élaboration. Il y a pourtant longtemps que nous savons ne pas devoir confondre l’origine et le fondement des choses. Puis il a développé une épistémologie et une ontologie relativiste qui fait disparaître toute prétention à la vérité rationnelle. Peut-être que la meilleure réponse aux soupçons levés par Bruno Latour serait de lui retourner le compliment : catholique pratiquant, soutien des réformes de l’université de Nicolas Sarkozy, il semble avoir eu un intérêt proprement idéologique à dénaturer la démarche objective de la science, à moins, comme l’a fait remarquer Pierre Bourdieu, qu’il n’ait surtout eu à cœur sa carrière par ses postures ostentatoires2.

Pourtant une conception de la science comme phénomène social peut, tout en conservant une validité à la démarche rationnelle, souligner que le chercheur n’échappe pas naturellement – précisément parce qu’il s’agit d’une activité elle-aussi sociale – aux enjeux idéologiques. Au XX° siècle des philosophes issus de l’école de Francfort, ou Louis Althusser, ont, chacun à leur manière, élaboré une description des caractères idéologiques des sciences.

Dans les années 1950, les intellectuels de l’École de Francfort ont, à diverses occasions, entrepris de développer une théorie critique, pour laquelle l’idéologie, obstacle à l’émancipation humaine, n’est pas confinée à l’exploitation économique et aux superstructures politiques. Il y a lieu de faire la part de ce qui dans l’usage même de la raison reste pris dans desreprésentations et enjeux idéologiques. Dans les années 1960 Jurgen Habermas entreprend de revenir dans La technique et la science comme « Idéologie » (Gallimard Tel) sur la thèse d’Herbert Marcuse : « la puissance libératrice de la technologie – l’instrumentalisation des choses – se tourne en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » En effet Marcuse affirme « peut-être le concept de raison technique est-il lui-même idéologie. Ce n’est pas seulement son utilisation, c’est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes) une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante. Ce n’est pas après coup et de l’extérieur que sont imposées à la technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la domination – ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de l’appareil technique lui-même. » On en voit une expression toute particulière dans l’application politique et managériale des techniques, de plus en plus optimales désormais avec l’utilisation de l’Intelligence Artificielle dans le domaine de la gestion des populations, des ressources humaines et du travail. Habermas remarque également dans  Scientificisation de la politique et opinion publique que depuis la seconde moitié du vingtième siècle on assiste à une implication de plus en plus grande de la science dans la gouvernabilité. Les dirigeants utilisaient auparavant des techniques, ils font désormais appel à des expertises de plus en plus poussées. Or cette gouvernabilité des hommes s’accompagne d’une théorie de la dépolitisation orchestrée d’une grande masse de la population. Les problèmes se présentent dès lors comme administratifs ou techniques et non pratiques c’est à dire moraux ou politiques et donc susceptibles de conflits, ou pour le moins, de discussions. C’est la destinée paradoxale de la rationalisation de la vie politique, elle semble à la fois avoir étendu sa sphère d’activité et en même temps réduit sa capacité de décision. On peut alors y voir une perte de souveraineté démocratique. La technocratie semble établir une solution de continuité entre sa puissance de régler par le calcul rationnel des problèmes techniques avec la question du politique qui relève du sens et des valeurs. L’hypothèse d’une rationalisation de la vie politique néglige ici le fait que les sciences sont sommées de reproduire la vie sociale en répondant à ses exigences. Ce faisant, elle n’aperçoit pas le système de valeurs qui l’anime.

Louis Althusser s’inspire de l’approche de Gaston Bachelard pour qui il y a une histoire de la science et des obstacles épistémologiques. À cela il ajoute la conception marxiste de l’idéologie dont il ne peut exempter les savants : « Il y a des idées fausses sur la science, non seulement dans la tête des philosophes, mais dans la tête des scientifiques eux-mêmes. De fausse « évidences » qui, loin d’être des moyens pour progresser, sont en réalité des « obstacles épistémologiques » (Bachelard). Il faut les critiquer, et les réduire, en montrant les problèmes réels qu’elles recouvrent sous des solutions imaginaires… Mais il faut aller plus loin : et reconnaître que ce n’est pas un hasard si ces idées fausses règnent en certains lieux du domaine de l’activité scientifique. Ce sont des idées et des représentations non scientifiques, idéologiques. Elles forment ce que nous appellerons provisoirement l’idéologie scientifique, ou l’idéologie des scientifiques. »3 Or cette dernière, comme toute idéologie, s’intercale entre leur approche du réel, les considérations qu’ils ont pour leur métier, et le réel lui même. Ils croient avoir spontanément une idée de leur travail et de leurs démarches, mais « cette idéologie « spontanée » : on verra quelle est « spontanée », parce qu’elle ne l’est pas. » Dès lors Althusser assigne à la philosophie elle-même la tache de penser ce qu’il y a d’idéologique dans la science. Il ne peut être question de voir dans la science une pratique pure, toute science est inscrite dans une conception qui la dépasse. En sorte que cette conception « spontanée » ne l’est pas. » Un savant n’aperçoit pas ce qui relève d’autre chose que de sa propre et simple pratique. un savant ne voit pas quelles catégories relèvent d’une métaphysique, d’une idéologie. Il ne peut penser sa pratique objectivement, il pense l’objectivité à partir de sa pratique. Reste que la philosophie elle-même, parce qu’elle a prétendu faire science, ne peut échapper à la critique idéologique. La philosophie est donc dans la lutte idéologique, elle continue la lutte des classes dans la théorie. « La philosophie fait elle-même partie de la conjoncture dans laquelle elle intervient : elle est dans cette conjoncture, elle est dans le « Tout ». Il suit qu’elle ne peut entretenir avec la conjoncture de rapport externe, purement spéculatif, un rapport de pure connaissance, puisqu’elle est partie prenante à cet ensemble. » 

La libre pensée revendique le doute rationnel. Elle doit à son tour prendre la part de l’idéologie, y compris dans ce qui se présente comme purement rationnel. La légitimité de la science y trouvera sa valeur.

1CF La Raison avril 2022, « Les sociétés de surveillance sont là. »

2Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité : Cours du Collège de France 2000-2001, Paris, Raisons d’Agir

3Les citations de Louis Althusser viennent de : Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, PUF

Merci de vos remarques, rédigées avec goût