Article paru dans La Raison
L’Éthique de Spinoza (1632-1677) constitue à biens des égards un ouvrage unique dans l’histoire de la philosophie. Hegel(1770-1831) lui-même lui a rendu un insigne hommage en affirmant : «Spinoza est un point crucial dans la philosophie moderne. L’alternative est : Spinoza ou pas de philosophie… ». Quiconque ouvre l’Éthique au hasard des pages, serait vraisemblablement incapable d’en saisir le sens. Il a été écrit comme un traité de mathématiques, more geometrico, selon le style des géomètres, avec ses axiomes et ses démonstrations qui s’enchaînent nécessairement. Déjà Descartes, dont Spinoza a d’abord été un disciple et un vulgarisateur, avait pris comme modèle les longues chaînes d’arguments par où vont les géomètres pour écrire son Discours de la méthode.
Et pourtant il y a une écriture cachée de Spinoza derrière l’apparente rigueur de l’Éthique. Le Livre I, intitulé De Dieu, présente la nature comme constituée d’une unique substance, Deus sive natura. À chaque fois que l’on lit « dieu » dans le texte il faut comprendre la nature. La philosophie de Spinoza est ou un matérialisme, ou un naturalisme, peu importe, elle se passe d’un dieu créateur et interventionniste. L’univers entier n’est qu’une suite déterminée de causes et d’effets qui se suivent implacablement, dans lequel l’être humain n’est qu’une partie, comme les guêpes ou les araignées dont on dit que Spinoza observait avec fascination les combats. Cependant, infime partie d’un tout qui le dépasse, l’homme est incapable de comprendre cet univers, ce qui l’inquiète. L’humanité aurait alors inventé l’idée de dieu : le dieu des religions n’est quel’autre nom de notre ignorance devant les possibilités infinies de la nature : « Dieu, cet asile de l’ignorance. »
L’homme coupable d’ignorance
Par cette citation Spinoza n’invite pas à penser un dieu faillible. Tout au contraire car, comme il l’écrira dans la Préface du livre IV « Dieu, ou la Nature » sont une même chose, et la question à laquelle doit répondre le philosophe tient plutôt à comprendre la faiblesse humaine, et en premier lieu celle de son entendement. Avec Francis Bacon qui affirme en 1620 qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant, ou Descartes qui en 1637 nous invite à nous rendre comme maîtres responsables de la nature par notre science, la modernité cherche à connaître la nature pour en comprendre les mécanismes. La connaissance des causes permet d’en produire des effets. Cette conception, pour moderne qu’elle soit dans l’histoire des sciences, permet à Spinoza d’interroger la manière dont nous pensons notre modalité de la connaissance. Il y a bien des manières de connaître, et si nous faisons si souvent des erreurs, c’est que nous sommes guidés par des préjugés, des manières de concevoir le monde qui s’imposent par leur évidence et leur simplicité, et pourtant qui s’intercalent entre nous et le monde. Nous connaissons mal et nous ne reconnaissons pas nos erreurs. Nous sommes pris par ce qu’il appelle des connaissances du premier genre, altérées par l’opinion, les sens mal maîtrisés, le jeu des passions.
Dès lors et parce que la connaissance vise un but utile, nous sommes pris dans un préjugé majeur : l’anthropocentrisme, car cherchant ce qui nous sert, nous avons tendance à rapporter tout phénomène à ce qu’il pourrait signifier pour nous. Nous ne comprenons pas un phénomène, parce que nous avons une tendance à croire que tout phénomène a été créé comme l’artisan crée ses objets, nous en cherchons donc l’auteur. Si on ne trouve pas la cause, alors le fait semble ne pas relever de notre raison et nous en attribuons la vraie cause à dieu, parce que nous présupposons qu’il a quand même une motivation quelque part. Déjà Épicure remarquait qu’incapables de comprendre les causes de la foudre, les anciens y voyaient une origine divine. Le philosophe du Jardin préférait penser qu’il s’agissait d’un frottement des nuages. Spinoza met en évidence alors qui nous fait remplacer une insupportable ignorance par une croyance. « Dieu, cet asile de l’ignorance » cela signifie tout du moins il y a une volonté divine derrière l’inexplicable. Ce que nous ignorons nous en faisons dieu l’auteur. Si cela peut rassurer, cela engendre un croyance et bien vite des cultes, des prêtres qui s’empressent de venir se faire les interprètes de cette entité surnaturelle. Tous les phénomènes que nous ne comprenons pas, nous croyons qu’il sont mystiques ou irrationnels et nous en attribuons la paternité à dieu.
Remplacer l’ignorance par la vraie connaissance
Spinoza refuse cette création d’un dieu hors de l’ordre naturel, et par conséquent la possibilité d’un ordre de causes irrationnelles, surnaturelles. Si dieu c’est la nature, et que cette nature relève d’un enchaînement de causes, alors dieu n’intervient pas dans la nature en introduisant des faits illogiques. Il n’est que le nom de notre incapacité à saisir la chaîne entière des causes et des effets. Si nous ne comprenons pas l’apparition subite d’une terrible pandémie, inutile d’y voir une action divine ; ce n’est que parce que nous n’avons pas encore la connaissance de toutes les propriétés de la nature. De même que nous avons fini par comprendre l’ensemble des causes et effets qui provoquent le tonnerre, nous pourrons bientôt comprendre les causes des autres faits qui échappent momentanément à notre savoir. Seuls ceux qui désespèrent de notre faculté de connaître, mais qui veulent être rassurés, imaginent un dieu vengeur ou surnaturel. Spinoza dénonce ici l’anthropomorphisme des religions qui imaginent un dieu à notre image, doué de sentiments et de colère, et ayant créé toute la nature à notre seule intention. Dans le champ de la connaissance, il remet en cause la croyance dans la cause finale, critique qui est la marque de la modernité scientifique. La devise de Spinoza était : ne pas pleurer, ne pas rire, comprendre.
La critique de la cause finale
L‘idée de cause finale découle de la théorie aristotélicienne des quatre causes. Pour expliquer un phénomène, en chercher la cause, on peut se demander de quoi il est fait, ce qui l’a produit, ce qu’il produit et enfin dans quel but il a été produit. La cause matérielle d’une statue c’est le marbre ; ce qui en produit l’apparition, les coups de burin, c’est sa cause efficiente ; la forme qu’elle prend, une statue de biche sa cause formelle ; et enfin ce pour-quoi elle est faite, le plaisir du spectateur, sa cause finale. Bien des faits ou des phénomènes pourtant distincts semblent relever de la cause finale : en biologie les yeux sont fait pour voir, et en religion les hommes ont été créés pour rendre un culte à dieu…
Spinoza, est sans doute sous l’influence d’une science qui découvre avec Galilée qu’il est plus efficace et important de dire comment se produit un phénomène que pourquoi. En effet la science moderne peut désormais calculer avec plus de précisions l’orbite des planètes depuis Copernic et Galilée, elle n’a pas besoin de supposer que des anges font tourner de grands sphères de cristal pour que les étoiles et les planètes se déplacent, ni se demander comment les comètes peuvent traverser ces sphères sans les briser. Il dénonce par là deux préjugés : ceux qui nous font croire que, non seulement tout possède un but – mais il ne recourt pas contrairement aux épicuriens au hasard en pariant sur un déterminisme absolu – ; de plus il refuse d’admettre que l’univers aurait été fait pour l’homme, réduisant à néant notre orgueil. De la cause finale, chacun sait que Voltaire en donne une image amusante dans son Candide : les nez sont faits pour porter les lunettes ; les côtelettes de mouton ont cette forme bien particulière pour faciliter leur découpe dans l’assiette. Avec Spinoza, la critique de la cause finale n’en reste cependant pas à la dénonciation de la religion mais concerne bien plutôt la théorie de la connaissance tout entière. Nous devons passer d’un genre de connaissance allusif et trompeur, le premier genre, pollué par les opinions hâtives et anthropomorphiques, à un genre plus élevé, qui ne se fonde que sur la raison pour expliquer les phénomènes, en se séparant de tous les préjugés et remplaçant l’ignorance des causes par leur clarification.
Texte :
« Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment ? pourquoi l’homme passait-il par là à ce même instant ? Si vous répondez alors : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter ; l’homme avait été invité par un ami ; ils insisteront de nouveau, car ils n’en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi l’homme a-t-il été invité pour tel moment ? et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche sur les causes des événements, jusqu’à de que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. » Spinoza, Éthique Livre I, appendice
Bibliographie
Spinoza, Éthique (toutes éditions)
Danino Philippe, La Philosophie de Spinoza Vrin
Robredo Jean-François Suis-je libre ? Désir, nécessité et liberté chez Spinoza encre marine
