Décryptage : la question animale
Paru dans L’intérêt général
Benoît Schneckenburger
Docteur et agrégé de philosophie, Secrétaire national du Parti de Gauche
L’irruption au XX° siècle de la « question animale » signe un bouleversement de nos conceptions éthiques, politiques et même philosophiques, dont on peine encore à mesurer les conséquences. Cette question originellement éthique et morale s’inscrit désormais dans le champ politique.
L’apparition de la « question animale », éthique et morale
La question du bien être animal est relativement récente – si on excepte les cultures de tradition végétarienne comme l’hindouisme ou le jaïnisme. Elle commence par une critique des traitements cruels envers les animaux, notamment domestiques, avec les sociétés de protection des animaux (1845 en France) qui s’inscrit dans une démarche plus générale de moralisation de la vie sociale. Au XX° siècle, avec quelques philosophes, on passe d’une éthique fondée sur la conscience – réservée à l’homme – à une éthique de la souffrance – partagée.
La science a développé une meilleure connaissance de l’animalité, et en même temps de notre appartenance incontestable – malgré le discours obscurantiste des religions – à l’espèce animale. Pour Darwin, comme l’a noté Freud, l’humain n’est pas une espèce à part qui échapperait par son origine et ses qualités au monde naturel. Notre espèce, comme toutes les espèces animales, est le fruit d’une évolution, toujours en cours. Les travaux précurseurs de l’anthropologue Jane Goodall sur les primates ont contribué à remettre en cause l’idée d’une pauvreté de l’animal. L’éthologie a changé notre compréhension des capacités cognitives des animaux. Le mythe de l’animal machine, simple boîte à réflexes, est révolu.
De l’éthique à la politique, anti-spécisme et véganisme
Issu des philosophies éthiques anglo-saxonnes et des gender ou racial Studies, l’anti-spécisme conteste l’inégalité des espèces comme l’anti-racisme celle des races. Si la morale repose sur la sensibilité, alors toute espèce sensible est égale en dignité. Cela conduit à refuser tout avantage aux humains : le traitement qu’on leur refuse doit l’être également aux animaux : ni abattage, ni élevage dans des conditions indignes, ni massacre pour la fourrure… Peter Singer (La libération animale), cherche ainsi à déterminer quels animaux souffrent et, faute de le savoir, en appelle au principe de précaution. Déconcertante pour qui est habitué à une morale des principes, l’éthique animale interpelle nos incohérences : on s’émeut devant la mise à mort gratuite d’animaux sauvages, mais pas vraiment en faisant cuire un crabe…
Le véganisme va plus loin : il ne s’interdit pas seulement de consommer des animaux, mais en refuse toute « exploitation » : produits laitiers, cuir pour les vêtements et chaussures, etc. Toutefois l’approche individuelle et morale peine à modifier le phénomène de masse. On s’émeut devant l’abandon des chats et des chiens, mais on ignore – car tout est fait pour l’ignorer – la réalité massive de la souffrance animale : chaque année en France, plus d’un milliard d’animaux sont abattus pour la boucherie, 30 millions sont victimes de la chasse.
Perspectives zoo-politiques ?
Certains auteurs invitent à dépasser l’approche éthique pour penser une « politique de l’animal ». Puisque tout animal dispose d’une subjectivité, et qu’entre les espèces animales, il existe des relations d’utilité et de communication, alors on peut tendre à faire de l’animal un « sujet politique ». C’est aller plus loin que la théorie des « droits inviolables » des animaux. Donaldson et Kymlica proposent, dans Zoopolis, une conception élargie de la citoyenneté en envisageant des interprètes des intérêts des animaux dans les processus législatifs.
Question animale, capitalisme et écologie politique : dépasser la morale
Brigitte Gothière, de L214, reconnaît que l’anti-spécisme reste avant tout une question morale. Pour nous, la question animale n’est pas indépendante des conditions par lesquelles le capitalisme fait de tout être, inerte ou vivant, animal ou salarié, une pure marchandise, comme le soulignait Marx. Le cheval se commercialise en granulés, les travailleurs sont des quantités modifiables dans les tableurs des financiers. C’est ce que rappelle le programme « l’Avenir en Commun »: « Nous récusons la violence crue généralisée que le système actuel fait subir à tous les êtres sensibles, humains et animaux. » Le prisme éthique ne suffit pas : l’industrie agro-alimentaire carnée a des effets dévastateurs : déforestation, pollutions et production de gaz à effet de serre.
De la brevetabilité du vivant à l’exploitation de l’homme par l’homme, il y a une même ligne portée par le capitalisme. Pour nous, l’harmonie entre humains et non humains passe par un projet politique : l’écosocialisme.