À l’évidence, il y aurait dû y avoir une grande marche républicaine contre les actes racistes et xénophobes dont sont l’objet nos compatriotes de confession musulmane après l’attentat commis par l’extrême droite à Bayonne et la montée d’un discours de haine propagé sur tous les plateaux. Cela ne sera hélas pas tout à fait le cas pas le cas, du fait des manipulations conjointes des droites extrêmes et de l’islamisme politique qui ont de concert nourri une nouvelle polémique.
Un racisme anti-musulmans insupportable depuis des années
Et pourtant combien il est nécessaire de se lever tous ensemble pour la défense des musulmans ! Comme a pu le dire récemment Gérard Noiriel, on assiste aujourd’hui à une répétition du climat de l’antisémitisme du siècle dernier, les nouvelles victimes étant les personnes de foi musulmane. La télévision et les réseaux sociaux jouent ce rôle, et la figure d’Éric Zemmour qui peut quotidiennement en appeler à la haine sur fond d’une grossière théorie de la guerre des civilisations n’est jamais inquiétée Le racisme « anti arabe » des années 1970 ne pouvant peut-être plus être aussi assumé par les leaders de l’extrême droite, ils lui ont substitué celui du rejet des musulmans. Résultat, les provocations, les violences, du Rassemblement National aux identitaires, au lieu de mener à des sursauts républicains sont toujours suivies de pseudo-débats qui contribuent à en populariser les thèmes. Oui nos concitoyen.ne.s de confession ou de culture musulmane doivent bénéficier d’une solidarité nationale à l’égal de celles qui ont été manifestées, par exemple lors de la marche en mémoire de Mireille Knoll ou après les attentats de Charlie.

L’appel du 10 novembre n’est pas à la hauteur
L’appel à la marche du 10 novembre 2019, rebaptisé « Le 10 novembre, à Paris, nous dirons STOP à l’islamophobie ! » – n’atteindra pas l’objectif de permettre une condamnation aussi large que possible du racisme qui vise les personnes de culture musulmane. Le texte, souvent ambigu, permet une lecture multiple qui dessert parfois la cause en entraînant des clivages.
Pour les républicains laïques il aurait pu permettre de prendre en compte les stigmatisations nombreuses dont sont l’objet les français.e.s de confession musulmanes, ou assignée à elle. Il dénonce les crimes racistes, comme les discours qui – parfois au sommet de l’État – et en tout cas sur tous les plateaux d’éditorialistes chauvins incitent à la haine. Et en l’absence d’autre appel il aurait pu être pris comme un pis aller dans un grand silence après l’attentat de Bayonne contre une mosquée. Ce dernier n’a pas été dénoncé comme il aurait fallu le faire : le ministre de l’intérieur a peiné à le qualifier d’attentat. Presque personne ne s’est ému du fait qu’une fois encore le responsable était membre du Rassemblement National. À l’Assemblée Nationale il faut attendre le 8° orateur – Jean-Luc Mélenchon – lors du débat de politique générale pour que la Nation se solidarise en ce lieu solennel avec les victimes de cet acte raciste soit dénoncé.
C’est pour cette raison que nombre des manifestants iront dimanche manifester en solidarité avec nos compatriotes. C’est pour cette raison, ignorant la polémique, soit parce qu’ils n’en ont pas entendu parler, soit parce que l’enjeu de solidarité leur paraît plus fort, qu’ils et elles marcheront dimanche, comme ils le font à chaque fois que des actes racistes, xénophobes, quels qu’ils soient sont commis. Certains même le feront parce que le combat antiraciste et le combat laïque est le même : la laïcité garantit chacun et chacune qu’elle ne pourra être menacée en raison de ses convictions profondes. C’est par exemple ce à quoi appelle la Ligue de droits de l’homme, qui sans signer l’appel du 10 invite à manifester.
Mais ce texte a été détourné de son objet. Notamment par les racistes de tous poils qui en profitent pour détourner l’attention après un attentat commis en France contre un lieu de culte par un militant d’extrême droite. Au moment où il faudrait que la nation se solidarise des victimes ils accusent le seul texte qui entend défendre les victimes. Ils semblent ne parler de communautarisme que lorsqu’il s’agit de musulmans, alors que toute la société souffre de la mise en avant de communautarismes. Toute l’extrême droite, depuis la « nouvelle droite » et le GRECE dans les années 80 a construit une vision communautaire du monde, reprise également par les tenants du « choc des civilisations » inventé par Samuel Huntington le penseur réactionnaire américain.
Une grossière manipulation
Pour autant ne soyons pas naïfs. Ce texte n’est pas exempt de critiques sincères. Ce texte a aussi été instrumentalisé pour imposer une vision identitaire du de l’antiracisme. On ne faut pas non plus taire la manipulation à laquelle se livrent des défenseurs d’une autre vision communautaire de la société. À l’évidence une partie du service de presse a été orchestré par les identitaires du CCIF, organisme qui passe plus de temps à dénoncer la loi de 2004 – qui préserve les élèves du prosélytisme religieux – qu’à construire un large front antiraciste. Dans ce marigot on trouve évidemment encore une fois l’inénarrable Taha Bouhafs, jamais à court de provocations et de mauvaise foi, qui au lieu de concourir à populariser la solidarité antiraciste, s’enorgueillit d’y voir une revanche contre la France Insoumise ainsi prise au piège. Sa mesquinerie atteste bien du peu de cas qu’il fait de l’antiracisme et de la cause des victimes. La manière même d’élaborer ce texte fait sentir, après coup, l’opération bien ficelée. La première version n’avait pas le titre désormais repris par toute la presse. Il était présenté parfois comme de l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme, laquelle finalement ne le signe pas, même si elle se rendra à cette marche. Il en est de même pour le principal syndicat enseignant, la FSU, qui appelle à la marche mais ne signe pas le texte. Lors de la conférence de presse qui réagit à la polémique, la parole revient au CCIF, le piège se renferme sur la gauche, l’un des initiateurs Madjid Messaoudene affirmant qu’il y a « une tentative de sabotage par la gauche ». Car ce texte n’était sans doute pas confus par hasard : dans une bataille des idées il tend à imposer une idéologie.
Ce texte a été à dessein ambigu. Les rédacteurs du texte ont pris garde de laisser s’installer les allusions : il évoque sans les nommer des lois liberticides. S’il s’agit des lois qui ont réduit le droit de manifester, et ont transféré des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun, tous les défenseurs des droits de l’homme et des libertés fondamentales seront d’accord. Mais comme cette tribune est confuse elle peut laisser entendre qu’il s’agit des lois qui, comme celle de 2004, assurent la laïcité, laquelle ne vise pas une religion mais permet la liberté de conscience pour tous les élèves. D’autant que la tribune évoquant les discriminations visant les femmes voilées, elle ne dit pas lesquelles sont en cause. La loi de 1905 permet tout à fait le port de signes religieux dans l’espace public. Mais certains signataires, comme le CCIF, ne cessent de dire que la laïcité interdit le voile, ce qui est faux. Mais comme nous l’apprend Le Monde daté du 9 novembre, c’est bien la loi de 2004 qui est visée : « Les lois dont il est question sont celles « de 2004 contre les signes religieux à l’école » et « de 2010 interdisant la burqa », explique Madjid Messaoudene, élu de gauche à Saint-Denis, et l’un des initiateurs de l’appel. « Discutons-en ! Ces lois sont vécues comme liberticides. Sous prétexte de laïcité, la loi de 2004 vise uniquement les jeunes femmes musulmanes » »
Les tenants d’un antiracisme identitaire utilisent abondamment le terme « islamophobie ». Ils veulent peu à peu faire disparaître la dimension universelle de l’antiracisme pour le confessionnaliser. On sait que le terme « islamophobie » en tant que tel est plus qu’ambigu, et objet d’interprétations multiples. Quiconque en cherche le terme sur Wikipedia verra que son origine est encore discutée : « L’islamophobie se définit étymologiquement comme la peur ou la crainte de l’islam, mais le sens a été déplacé vers la notion d’une « hostilité envers l’islam et les musulmans ». La définition de ce mot, né dans la première moitié du XXe siècle, varie suivant les milieux et les périodes. De nombreuses divergences quant à son origine existent, et certains y voient une manipulation sémantique visant à empêcher toute critique de l’islam. La presse francophone, ainsi que des institutions et des organisations internationales de lutte contre les discriminations, utilisent le terme pour désigner un phénomène sociétal de stigmatisation à l’encontre des musulmans ».
Si dans l’esprit du grand public il peut passer pour un raccourci pour parler de la haine contre les musulmans, très vite il pose aussi la question du rejet de la religion en tant que telle. Ils sont nombreux qui le reprennent en toute bonne foi pour qualifier la haine xénophobe vis-à-vis des personnes, ou les actes de violence contre les personnes. Et ceux qui lisent cet appel du 10 novembre dans ce sens là sont tout à fait fondés à le faire.
Mais dès lors que l’islamophobie se présente aussi, comme dans la définition évoquée ci-dessus, comme peur ou crainte de « l’islam » et non des personnes, elle vise à faire passer toute critique de l’islam comme du racisme. Or cette question n’est pas négociable. En république laïque on peut critiquer n’importe quelle croyance, dès lors qu’il reste inacceptable de glisser à la haine des personnes. Critique de l’inquisition catholique en son temps comme les exactions de l’islamisme radical aujourd’hui. La France a de surcroit une tradition solide d’anticléricalisme, elle doit être sauvegardée : on peut caricaturer à outrance le Pape comme le Prophète, on peut douter de la présence réelle du corps du christ dans un morceau de pain comme de la révélation musulmane ou encore que Moïse ait partagé les mers en deux. Tout est sujet à critique, à débat, voire à dénonciation.
On doit surtout pouvoir inlassablement dénoncer le patriarcat intolérable porté par les religions monothéistes : le voile et la soumission imposés aux femmes par Saint-Paul dans les évangiles, la séparation pensée par l’Église entre les hommes et les femmes – du point de vue du droit du travail, le métier de prêtre catholique serait discriminatoire !, etc. Et on peut à l’évidence si on le souhaite désapprouver le voile musulman qui s’impose aussi dans le débat, dans les rues et sur les corps. Nombreux sont, celles et ceux, qui en terres de tradition musulmane, rejettent ce patriarcat, comme dans nombre de pays de culture catholique il faut aussi se battre pour le droit des femmes à disposer librement de leur corps. Cette critique du voile, contrairement à ce que voudraient faire des militants réactionnaires comme Zemmour ou les Frères Musulmans n’est pas celle d’un conflit de civilisation. Il n’y a qu’à lire récemment la tribune « « Le voile est sexiste et obscurantiste » : l’appel de 100 musulman(e)s de France ». Le terme d’islamophobie est tout autant contesté par les musulmans progressistes, comme Salman Rushdie. Ce dernier estime qu’avec ce terme on l’« accuserait d’islamophobie et de racisme. On [l]’imputerait des attaques contre une minorité culturelle. »
Il ne faudrait pas que les antiracistes progressistes aient à subir l’accusation d’antisémitisme quand ils critiquent l’État d’Israël ou celle d’islamophobie quand ils défendent la laïcité ou discutent du statut des femmes en islam. En 2016 déjà, Régis Debray disait dans une tribune à Marianne: « Le chantage à l’islamophobie est insupportable ». C’est tout l’enjeu de cette polémique.
À quand un rassemblement antiraciste et laïque de masse ?
Une fois encore, les premières victimes de ces petits jeux seront les musulmans, et plus encore les femmes musulmanes. L’absence d’un texte consensuel, voulu par les tenants d’une assignation des personnes à une religion, empêche le large rassemblement en faveur de nos compatriotes victimes d’un racisme insupportable et assassin. Il faut répondre au racisme d’extrême droite sans assigner les personnes à une religion supposée. Il faut une grande marche antiraciste et laïque en France. Elle ne sera pas facile à organiser dans l’immédiat : le clivage orchestré ces derniers temps au sein du camp antiraciste est profond. Elle devra émaner de personnalités, de syndicats et d’associations incontestables pour éviter les soupçons de manipulation. Mais elle est nécessaire.