D’un « cercle-carré » : la « démo-cratie »

Article paru dans Le Philosophoire n° 32 La politique

Ce n’est pas faire un abus d’étymologie que de pointer une contradiction manifeste dans le mot même de démocratie :  la démocratie se pense comme à l’origine même de ce que sa revendication subvertit, une forme de domination. À la fois légitimation du pouvoir et lutte contre le pouvoir, la démocratie semble tiraillée entre deux idéaux contradictoires, aux figures historiques multiples.

La devise est fameuse : «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Mais que faut il entendre par gouvernement du peuple par le peuple ? Comment être à la fois ce qui institue et ce qui est institué, ce qui dirige et ce qui est dirigé ? Qu’est-ce qui dans le peuple appelle tout à la fois le désir et le refus du pouvoir ? Toute l’histoire de la pensée de la démocratie semble buter sur cet impensable, et les différentes figures pour dépasser cet obstacle, du « gouvernement constitutionnel » à la volonté générale, de la république au socialisme n’ont eu de cesse d’inventer des figures censées abolir une tension  entre  anarchie et despotisme qui, finalement, constitue sans doute l’essence même de la démocratie. N’est-ce pas une autre façon de dire que si l’histoire des idées abonde en penseurs anti-démocrates, c’est que la démocratie se présente fondamentalement comme impensable, car au fond toujours irrationnelle et contradictoire ?


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La pensée politique grecque entretient des relations ambigües avec la démocratie. D’une part, elle procède en effet d’une prise de conscience progressive de l’apparition d’un nouveau principe de légitimation du pouvoir d’essence, si ce n’est démocratique, du moins autonome. Les travaux de Jean-Pierre Vernant concernant Les origines de la pensée grecque montrent suffisamment comment aux anciennes instances traditionnelles et parfois mystiques de légitimation succède un nouveau principe fondé sur la parole, et implique de fait une égalité. La forme de la démocratie grecque nous est cependant fort étrangère. A tout le mieux pourrait-on la comparer à la communauté universitaire des années cinquante, comme le fait Moses I. Finley. D’abord, par sa taille. Athènes comprenait au mieux 45000 hommes adultes, et encore beaucoup moins pendant les épidémies. La plupart du temps, 8 à 10000 citoyens se réunissaient lorsqu’il fallait que l’ekklesia discute. Autrement dit, il s’agissait d’un monde à part entière, où tous se côtoyaient. Il en résulte, une absence de séparation claire entre gouvernants et gouvernés. Ici chacun participait à l’assemblée, qui se réunissait environ 40 fois par an. Lors de cette dernière le droit de parole était accordé à tous : l’iségoria. Bien plus, les charges publiques se distribuaient par tirage au sort ou par rotation. De ce fait le caractère de démocratie tient ici à l’absence de compétence requise pour exercer le pouvoir, ou pour définir la législation, et c’est précisément en ce sens qu’Aristote définit la démocratie comme stochocratie, car « il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort, et comme oligarchique qu’elles soient électives. »

On voit alors pourquoi aussi bien Platon qu’Aristote se trouvent méfiants vis-à-vis de la démocratie. On ne peut se limiter de considérer qu’il y va d’un réflexe de classe, l’aristocrate Platon défendant alors son origine, car il s’agit bien de tout autre chose, il s’agit de la question du fondement. Comment un régime politique pourrait-il se fonder s’il reposait sur le sort ? Comment admette que la vérité survienne par hasard ? Les raisons invoquées par Platon dans sa critique du régime démocratique tiennent surtout à l’absence de fondement : la démocratie est “démarchique“ en son fond, absence de fondement. Le philosophe roi, pour sa part, peut se référer à l’ordre de la rationalité et même à l’ordre de la vérité. Ce n’est jamais le cas du démocrate, qui se voit ravaler à l’ordre presque bestial du gros animal démocratique. Entre l’oligarchie et la tyrannie, dévoiement de la première et annonçant la seconde, la démocratie est d’emblée condamnée par Platon.La conception platonicienne de la démocratie s’inscrit dans le processus de dégénérescence des régimes politiques qui se séparent graduellement de la cité excellente : timarchie, oligarchie, démocratie et tyrannie. Elle apparaît ainsi comme l’avant dernière figure politique dans la descente au régime abhorré. Elle naît d’un dévoiement de l’oligarchie, dévoiement politique qui renvoie à une structure psycho-politique. Des excès de l’oligarchie naît un conflit entre les riches et les pauvres dans la cité, et ces derniers peuvent prendre les armes contre ceux qui les oppriment et qui, tout à leur quête de l’argent, ne cultivent aucune valeur supérieure.

Installée, la démocratie apparaît comme le régime de l’égalité et de la liberté : en son sein ne subsiste aucune hiérarchie, pas même sur le plan politique, où toute contrainte est refusée au nom de la liberté. L’homme démocratique est ainsi appelé l’homme égalitaire. S’y développe alors une complète inversion des valeurs où la liberté se fait anarchie et l’éducation démesure. Sur le plan hiérarchique, il n’y a plus de supérieur ou d’inférieur, et le comble est atteint lorsque les élèves se croient les égaux de maîtres, les femmes des hommes et les esclaves des maîtres. Ironiquement, Platon assure qu’en démocratie, les animaux y sont eux-mêmes plus libres.  Alors que la recherche du profit animait l’oligarchie, la personnalité de l’homme démocratique est tout entière tournée vers le désir. Cette partie de l’âme prend le pas sur les autres, et développe les désirs les moins nécessaires, abolissant là aussi toute espèce de hiérarchie. Pour lui tous les plaisirs et toutes les activités se valent, et en conséquence les désirs non nécessaires, prennent le pas sur les plus nécessaires, l’homme démocratique vivant selon son bon plaisir et passe d’un plaisir à un autre sans jamais le développer pleinement.

Ce régime de la plus complète liberté ne semble pas même former une constitution : toutes les conduites y sont possibles, chacun y vit selon son bon plaisir. « Dans cette cité règne le pouvoir de faire tout ce qu’on veut ». En elle disparaissent tout ordre et toute unité, elle ne tolère même plus la justice, incapable de la faire respecter et s’inquiétant plus du sort des criminels que des victimes. En conséquence, celle que Platon appelle ironiquement la plus belle des constitutions, parce qu’elle ressemble aux manteaux adulés par les femmes et les enfants, développe également son principe de déviance. L’appétit de liberté transforme paradoxalement la démocratie en tyrannie. En démocratie, le principe de liberté entraîne le rejet de toutes les autorités, par peur d’un retour  l’oligarchie. Dès lors, une partie de la population peut jouer de la division entre riches et pauvres, pour tenter de lever le peuple contre les riches en s’inquiétant du retour de l’oligarchie, et finir par s’instituer en protecteur, puis en tyran.

La question politique apparaît avec Platon profondément métaphysique, parce qu’elle est indissociable d’une conception du vrai. Si la notion de juste suppose un engagement théologique – il faut se conduire justement dans une cité qui assure la justice pour le salut de son âme dans la mort – ce qui  guide la forme de l’Etat c’est aussi une certaine conception métaphysique de l’unité de la Cité comme mode d’accès à la vérité. Le vrai est unique parce qu’il appartient au monde des Idées, là où la cité court le risque d’une pluralité, singulièrement dans la cité démocratique où les désirs tiennent lieu d’instances normatives en lieu et place de la raison. Avec Platon, la démocratie est impossible parce qu’elle prétend concilier l’inconciliable : l’unité du principe avec la multiplicité des individus, l’unité  de l’Idée et la pluralité des corps désirants, la subsomption à un ordre et le refus de l’ordre.

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La démocratie a-t-elle pu s’épanouir dans la modernité, débarrassée du principe de transcendance perdue, que Platon voulait maintenir par le recours à l’Idée ? Les penseurs modernes participent en effet du processus de laïcisation de la politique, en son fond démocratique puisque l’origine et le fondement du pouvoir n’appartiennent en propre qu’aux hommes. Le lieu conceptuel de cette élaboration s’appelle « souveraineté. » Or l’origine du concept de souveraineté, tel qu’il se dessine avec Jean Bodin est monarchique. Toute la modernité n’a de cesse là encore de faire entrer un cercle dans un carré, de concilier le principe monarchique avec la démocratie, la rendant encore contradictoire.

Si la permanence de la nature ou l’éternité divine garantissait la puissance des cités ou des monarchies, le monde moderne en proie aux crises du religieux, de la querelle des investitures à la Réforme, nécessite de fonder un pouvoir d’État permanent dont l’autorité n’appartient qu’aux hommes. Ce que rend possible la souveraineté, c’est la pensée du principe de l’État, c’est-à-dire de l’État comme principe. L’État dépasse la mortalité de ceux qui en détiennent, pour un temps, le commandement, l’État devient à lui-même son propre principe. On voit clairement comment la souveraineté s’est peu à peu substituée aux modes traditionnels de légitimation de l’autorité politique : en France, pays de droit divin et thaumaturge, le sacre de Reims est devenu peu à peu déclaratif. De la même manière, à la mort du Roi, le célèbre  » Le roi est mort, Vive le roi,  » en assure la continuité.

Dès lors la souveraineté se déploie comme l’union de tous les pouvoirs en un seul, non celui de tel ou tel, mais celui de l’État comme principe général d’organisation. L’État est à l’origine des lois, des principes, des actes, il a tout pouvoir sur son territoire et sur ceux qui y habitent. La loi occupe alors une place primordiale dans l’architecture de la souveraineté : elle édicte les commandements du souverain, l’État. La loi définit ce qui doit être, elle est un commandement du souverain et ne souffre aucune exception : ce n’est pas un conseil. Le roi de Tartarie , selon Bodin, dit un jour  » la volonté de ma bouche sera mon glaive » : auctoritas non veritas facit legem : c’est l’autorité qui fait les lois, pas la vérité reprendra Hobbes..

Ainsi, la question moderne de l’État s’organise autour du pouvoir de commander. Ce qui importe, ce n’est plus la question du régime le plus juste, mais du régime le plus à même à rendre possible l’expression de ce commandement. Or, cela suppose un rapport de sujétion : dans l’État, les sujets obéissent au souverain qui commande. La difficulté à penser la démocratie va surgir, dès lors qu’on ne va plus penser au principe de l’État, mais à son exercice. Si l’État doit commander, qui va en exercer le pouvoir ?

La tradition moderne, avec Bodin  conserve la typologie antique – monarchie, aristocratie, démocratie – mais rejette l’idée de formes déviantes. Pourtant la pensée politique perdure dans son fond anti-démocratique. Le peuple est réduit à l’idée de populace,  » la multitude qu’il faut ranger à coups de bâtons  » Quels sont les arguments avancés, dans le cadre de la souveraineté ? Il s’agit de déterminer qui, au sein de l’État, doit exercer le pouvoir souverain. Or, pour l’exercer, il faut pouvoir édicter et faire appliquer les lois. Cela suppose une double structure : unité de la puissance souveraine – division entre le souverain et ses sujets.

En effet, la loi doit émaner d’une seule source, sinon elle ne saurait être déterminée. Le peuple, toujours changeant, plein d’intérêts contradictoires ne peut aboutir à des décisions : c’est la thématique des factions. D’autre part, il faut que la loi soit imposée à ceux à qui elle est appliquées. Si ces derniers ont le pouvoir de faire la loi, ils ont celui de la défaire, corolaire de l’idée que le souverain n’est jamais soumis à ses propres principes, la raison d’ État. Or, si le souverain, c’est le peuple, jamais il ne pourra établir de lois. Si le peuple commande, il ne saurait en même temps obéir. Fondamentalement, la démocratie est contradictoire avec la structure même de la souveraineté, car le principe de commandement qui fonde l’État est subvertit par l’égalité et la liberté démocratiques. C’est à ce problème que s’attèlent Hobbes et Rousseau, le premier par l’autorisation donnée au souverain, le second par en dissociant le peuple en citoyens et sujets, c’est-à-dire en organisant le principe de contradiction au cœur du rapport de pouvoir.

En attribuant aux hommes l’origine de l’État en lieu et place de la nature ou de Dieu, Hobbes retrouve la contradiction démocratique : chacun pourrait bien décider de reprendre ses engagements dès lors que la loi ne lui conviendrait pas ; ou encore chacun pourrait refuser d’obéir à un souverain.

La théorie de la personne vient mettre fin à ces difficultés théoriques : car les hommes ne passent pas un contrat avec l’État, ni même avec son représentant ; le contrat fait naître l’État comme personne, et si le souverain possède une autorité, c’est qu’il a été autorisé. Par le contrat chacun déclare reconnaître les actions du souverain comme siennes, ce qui constitue la définition d’une personne artificielle. De même qu’un acteur est le représentant d’un auteur, qu’un mandataire agit au nom de celui qu’il représente, l’État tient sa majesté de l’autorisation dont il est issu. 

Le mécanisme du contrat explique le sens moderne de la représentation politique. Représenter, ce n’est pas présenter à nouveau ce qui existerait sans ce mécanisme. Le peuple n’est pas re-présenté par le souverain dans l’État, car tous deux, peuple et souverain, doivent leur existence à un tel mécanisme. En effet, en l’absence d’État il n’y a que des individus guidés par leurs droits naturels. La notion de peuple ne peut-être que politique : il s’agit désigne une multitude unie par sa vie politique, rendue possible par l’instauration d’un État. Autrement dit, ce n’est pas le peuple qui crée l’État, mais le peuple doit son existence à l’instauration d’un État. Hobbes refuse par avance toute notion ethnique ou sociale du peuple. L’État est « plus que le consentement ou la concorde, il s’agit de l’unité réelle de tous en une même personne », peuple et souverain constituent les deux faces d’une même pièce. De ce fait, la notion de personne et le contrat tendent tous deux à concilier l’obéissance et l’autorisation. Cette contradiction explique que Hobbes puisse incarner deux figures antinomiques : le penseur de l’État absolu et l’un des fondateurs du libéralisme.

Rousseau l’admet, à proprement parler il ne peut y avoir de démocratie. Une démocratie réelle et complète serait effectivement celle où le peuple, c’est-à-dire les hommes ensemble, se gouverneraient eux-mêmes. A vouloir faire de la démocratie le gouvernement du peuple par lui-même on dissoudrait le principe politique qui n’aurait plus besoin d’exister. Cette conception prendra un autre nom, ultérieurement: c’est la doctrine politique de l’anarchisme, qui ne se revendique pas du désordre, du chaos, mais de l’absence de commandement. 

Rousseau reprend une distinction qu’avait déjà formulée BODIN entre le souverain et le gouvernement. Pour Bodin, le souverain est le titulaire de la puissance souveraine, il en est le fondement et l’origine, mais peut se faire aider, dans l’application de ses volontés par un gouvernement en charge de faire exécuter ses commandements. A partir de cette distinction souverain – gouvernement, Rousseau va pouvoir contourner les objections de Bodin et Hobbes en recourant à l’idée de volonté générale. Hobbes faisait suivre le pacte fondateur de l’État une soumission du peuple au souverain. Rousseau fait du contrat un acte d’adhésion du peuple à son propre principe: la volonté du peuple, c’est la volonté générale. Là où Bodin et Hobbes avaient vu une impossibilité (une volonté unique résultant du peuple), Rousseau fait surgir une volonté unique, pensant pour le peuple: la volonté générale. Cette pensée n’est pas seulement celle de tous, celle qui pourrait résulter d’une somme des pensées individuelles. Elle est celle que tous prennent en prenant en compte l’intérêt général, c’est-à-dire en raisonnant pour le bien commun, leçon que retiendra Kant. La volonté générale, montrera par exemple Rousseau, me conduit à admettre la sanction en cas de crime, pour l’intérêt de tous, même si je ne veux pas me voir appliquer des peines à titre individuel.

La loi est donc, dans la pensée démocratique de Rousseau l’expression de la volonté générale du peuple. Le gouvernement, comme chez Bodin, prend ses ordres au souverain, qu’il applique au peuple. De ce fait la structure contradictoire de la démocratie est désormais interne aux individus, qui sont citoyens souverains d’un côté, et sujets de l’autre. Le gouvernement joue ici son plein rôle de médiateur. Toutefois la conséquence de ce système en est finalement le retour d’un principe aristocratique au cœur de l’appareil d’État, car si la souveraineté est populaire, il n’en est pas de même pour le gouvernement. Le bon gouvernement est aristocratique et issu de l’élection. Pour penser la démocratie, Rousseau est conduit à distinguer une souveraineté essentiellement législatrice d’un pouvoir exécutif aristocratique, dont la persévérance en corps affaiblit peu à peu la démocratie.

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La révolution française ne permet pas de résoudre mieux l’équation. Et c’est en plusieurs sens qu’il faut comprendre l’éloge de Lakanal selon lequel la Révolution nous aurait appris à lire Rousseau. Car la révolution se heurte peu à peu à l’élaboration d’un régime démocratique, et la forme républicaine peine à concilier les revendications populaires et l’exercice du pouvoir. Sans même développer la tension inhérente aux rapports entre bourgeois et sans-culottes, la question de la représentation va peu à peu tendre à réduire la possibilité d’un gouvernement proprement démocratique. Dès 1789, dans le manifeste Qu’est-ce que le Tiers État, Siéyès, futur Directeur, annonce la lente confiscation du pouvoir populaire par la représentation nationale. Il est en effet conduit à peu à peu, malgré les précautions oratoires, à réduire la démocratie à la représentation, puis la représentation aux seuls représentants. Ce n’est certes pas un hasard s’il ne cesse de parler de limiter la liberté, et de réduire la portion du peuple ayant droit à représenter la nation : « Ainsi les femmes sont partout, bien ou mal, éloignées de ces sortes de procuration. Il est constant qu’un vagabond, un mendiant ne peuvent être chargés de la confiance politique des peuples. Un domestique et tout ce qui est dans la dépendance d’un maître, un étranger non naturalisé, seraient-ils admis à figurer parmi les représentants de la nation ? »La distinction, si essentielle, entre le pouvoir constituant de la nation et le pouvoir constitué formant le droit positif ouvre certes la possibilité d’une souveraineté démocratique inaliénable et illimitée, mais comme le corps de cette même nation ne peut surgir que des représentants, nul autre ne peut plus se prévaloir du pouvoir constituant. Et de fait, la Constitution marque l’étape finale de formation d’un gouvernement : dans la première étape, les « individus » veulent s’unir, dans la seconde, « les associés veulent donner consistance à leur union », et troisièmement, « ce n’est plus volonté réelle qui agit, c’est une volonté commune représentative. » 

 On voit par là que Siéyès en définissant la République donne un corps doctrinal à la séparation entre démocratie et république qui marque les révolutions américaine et française. La République n’a plus d’autre fonction que d’empêcher le pouvoir Constituant du peuple, qui en fait apparaît comme un pouvoir destituant les corps constitués. L’argument est constant des fédéralistes américains à Tocqueville, en passant par Kant : le peuple est en son fond despotique ou anarchique. Dans les Federalist Papers, exposant les bienfaits de la nouvelle constitution américaine aux citoyens new yorkais, Madison prend bien soin de distinguer la forme républicaine de la Constitution américaine, de toute prétention démocratique, vouée aux factions et à l’instabilité. Seule la République, fondée sur la représentation, permet de perpétuer le principe hiérarchique du pouvoir par lequel le peuple consent à obéir. La République entend donc sortir de la contradiction interne à la démocratie en proposant un système de représentation qui entend permettre l’exercice du pouvoir et non sa contestation.

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Il n’est pas jusqu’au mouvement ouvrier qui échappe à cette contradiction interne à la démocratie. Démocrates par nature, ou plutôt par sociologie, les organisations ouvrières, partis socialistes et syndicats du XIX° et XX° siècle sont confrontés à l’exercice même du pouvoir. Comment concilier leur revendication d’une égalité politique et sociale avec les formes même d’organisation ? On sait que la clé du débat entre Marx et Bakounine au sein de la Première Internationale repose sur une interprétation divergente du rapport au pouvoir.  L’analyse la plus pertinente de la tendance naturelle des partis politiques démocratiques à se transformer en organisations oligarchiques a été produite dès la première guerre mondiale par Robert Michels. Après le peuple et la nation, un nouvel enjeu surgit pour la démocratie : devenir le pouvoir des masses. Or les masses apparaissent encore plus informes que le peuple, les classes laborieuses sont dangereuses, et c’est l’objet même des partis politiques socialistes ou des syndicats que de transformer l’informe en sujet d’une représentation possible. Car si l’on excepte le mouvement libertaire, « Qu’est-ce, en effet, que le parti politique moderne ? Une organisation méthodique des masses électorales. » On voit que les schèmes se succèdent, se contentant de changer de nom : à la populace, il faut un peuple souverain, à la nation, une République, et aux masses, des partis. Le principe du pouvoir l’emporte à chaque fois sur l’expression populaire. Dans des pages lumineuses et pessimistes, Michels préfigure à la fois le destin des partis socialistes qui choisiront la participation au pouvoir, de ceux tentés par l’aventure révolutionnaire marxiste. Les revendications démocratiques s’arrêteront « lorsque les classes dirigeantes auront réussi à attirer dans l’orbite gouvernementale, pour faire d’eux leurs collaborateurs, leurs ennemis d’extrême gauche. » Quant à la révolution communiste qui n’a pas encore eu lieu, Michels lui prédit de sombres lendemains : « (…) l’instinct qui pousse les propriétaires, de nos jours, à laisser en héritage à leurs enfants les richesses amassées, incite également les administrateurs de la fortune et des biens publics dans l’État socialiste, à profiter de leur immense pouvoir pour assurer à leurs fils la succession dans les charges qu’ils occupent. » La figure du parti ouvrier moderne, censé donner au peuple des prolétaires son expression, devient le lieu où le pouvoir confisque peu à peu son énergie.

 En ce sens, Rosa Luxemburg adresse les plus vives critiques à la conception léniniste de la dictature du prolétariat. Certes l’expression se trouve d’abord chez Blanqui, et Marx ne l’utilise sans doute qu’à de très rares occasions, mais elle marque fortement la prise du pouvoir par les bolcheviks. Conformément à la théorie marxiste qui fait de « l’État l’instrument d’exploitation de la classe opprimée », Lénine prétend renverser l’exploitation en faisant de l’État l’instrument de l’oppression de la minorité bourgeoise par le prolétariat, dans ce qu’il a de plus avancé du point de vue de sa conscience de classe : le parti Bolchevik. Ainsi, le léninisme conçoit la dictature du prolétariat comme l’exercice du pouvoir par le parti. Rosa Luxemburg lui reproche de ne pas saisir que la dictature du prolétariat doit constituer non une dictature comme en ont connu les révolutions et les États bourgeois, mais bien une nouvelle forme d’exercice de la démocratie : « Parfaitement, Dictature ! Mais cette dictature réside dans la façon d’appliquer la démocratie, elle ne consiste pas à la supprimer, elle se manifeste dans les interventions énergiques et résolues mettant en cause les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, faute desquels on ne saurait réaliser aucune transformation sociale. » Car ici encore ce qui prévaut dans l’idéal démocratique dont se réclame Rosa Luxemburg, ce n’est pas la prise du pouvoir, mais l’exercice de la liberté. Là où le léninisme prône la conquête du pouvoir, le spartakisme exalte la productivité des masses. Ici encore se joue l’opposition entre le dèmos et le cratos, que rien ne parvient à concilier.

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Aujourd’hui, peut-on dire que les formes de démocratie participative constituent une solution à la contradiction interne à l’aspiration démocratique, ou seulement une étape nouvelle de cette conciliation de l’impossible qui devient vite une confiscation ? Il y a loin entre les expériences autogestionnaires des années 60 ou le budget participatif de Porto Alegre et l’institutionnalisation à laquelle les Conseils de quartier ou la campagne électorale de Ségolène Royal ont associé en France le nom de démocratie participative. Là, il s’agissait d’impliquer progressivement les citoyens dans la politique, ici on les consulte sur des questions et à des rythmes déterminés par l’exécutif.

La démocratie n’est donc en somme qu’un mot contradictoire. Loin d’y voir cependant une impossibilité foncière, on pourra y voir l’occasion de toujours redéfinir les modalités de son expression. Seul un entendement borné pourra vouloir trancher définitivement entre le pouvoir instituant et légitimant qu’elle porte, et l’obéissance qui l’accompagne. La démocratie n’est donc pas une forme de pouvoir, ni souveraineté, ni gouvernement, mais la propension à exprimer liberté et égalité, le devenir historique multiple des aspirations à l’autonomie. Être à soi même sa propre loi ne peut désigner qu’un processus graduel d’émancipation, jamais un statut institutionnel.

Benoît Schneckenburger


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