Paradoxes sur les réseaux sociaux

Aujourd’hui nombre d’échanges passent par ce que l’on appelle les réseaux sociaux. Ils permettent tout d’abord de publier des textes, des vidéos ou des sons, et par là en étant partagés ils s’échangent en un très grand nombre de fois. On pourrait croire que par ces techniques, nous échangeons davantage dans la mesure où nous sommes conduits à entrer en contact bien au-delà de notre sphère géographique habituelle. Nous pouvons correspondre avec des personnes à l’autre bout du monde qui partagent les mêmes goûts culturels ou sportifs par exemple. L’instantanéité de ces échanges grâce à la mise en réseau mondial accroit ce sentiment. Et pourtant, l’irruption des technologies de l’information et de la communication a été analysée dès leur origine par des philosophes qui ont douté de leur pertinence : ils affirment que ce « progrès sépare littéralement les hommes ».

« Le progrès sépare littéralement les hommes. Le petit guichet dans les gares ou les bureaux de poste permettait à l’employé de bavarder ou de plaisanter avec son collègue et de partager avec lui les modestes secrets du métier ; les vitres des bureaux modernes, les salles immenses où travaillent d’innombrables employés que le public ou les patrons peuvent aisément surveiller ne permettent plus ni conversations privées ni idylles. (…) Les autos ont remplacé le chemin de fer. La voiture privé réduit les possibilités de rencontres au cours d’un voyage à des contacts avec des autos-stoppeurs parfois inquiétants. Les hommes voyagent sur leurs pneus, complètement isolés les uns les autres. Par contre les conversations ne diffèrent guère d’une voiture à l’autre ; la conversation de chaque cellule familiale est commandé par les intérêts pratiques. De même que chaque famille consacre un certain pourcentage de ses revenus au logement, au cinéma, aux cigarettes exactement comme le prescrivent les statistiques, de même les sujets de conversation varient avec le type des voitures. Quand les voyageurs se rencontrent le dimanche dans les restaurants dont les menus et les chambres sont parfaitement identiques dans les différentes catégories de prix, les visiteurs comprennent qu’avec l’isolement croissant dans lequel ils vivent ils se ressemblent tous de plus en plus… Les communications établissent l’uniformité parmi les hommes en les isolant. »

Theodor Adorno, Max Horkheimer, « L’isolement par les communications, Notes et esquisses », La dialectique de la raison ( 1944) Gallimard, 1974.

L’individualisme  contemporain ne désigne pas, comme on pourrait le croire, une forme généralisée d’égoïsme. Il s’agit bien plus d’un type de civilisation qui repose sur l’autonomie individuelle. Elle possède des implications juridiques, économiques et même philosophiques, dans la mesure où l’individu est censée être à l’origine des valeurs : dans une démocratie d’opinion, les individus sont supposés capable de formuler des jugements, le droit accorde une valeur à l’individu, et l’économie est supposée mettre en relation des individus faisant des choix rationnels. Or loin de renforcer les disparitésentre individus, la société contemporaine est également une société de masse : la consommation peut sembler accessible au plus grand nombre, mais les produits ne sont plus façonnés sur mesure par des artisans, tous différents, mais en très grand nombre, tous semblables. Le gain supposé en autonomie individuelle se paye en uniformisation. Il n’y a qu’à voir les codes vestimentaires, où quelques marques se disputent le marché des jeans ou des joggings. Dans cet extrait de texte, les auteurs soulèvent le paradoxe : chacun croit être autonome, disposant d’une voiture, mais les embouteillages montrent que tous font les mêmes trajets au même moment. Nous croyons avoir des goûts distincts, mais nous adoptons les mêmes comportements de consommation : nous fréquentons les mêmes galeries marchandes, attendons la même sortie du dernier téléphone portable ou nous ruons pour aller voir le dernier film d’action à la mode.

 

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Les réseaux sociaux constituent le dernier élément d’un curieux mouvement par lequel la société semble avoir accordé plus de liberté aux individus, tout en ayant finalement accru le contrôle possible. Dans les entreprises, l’organisation en « open space », des grandes pièces sans murs où tous travaillent semble-t-il à égalité, peut faire croire à une diminution des convenances et du pouvoir hiérarchique. De même avec les réseaux sociaux, chacun peut se sentir libre de publier ce qu’il veut. Et en même temps, cette transparence s’accompagne d’une surveillance permanente. En exposant nos publications, nous les soumettons au regard d’autrui. En guise d’échanges les réseaux sociaux donnent aussi souvent lieu à des invectives gratuites. Sans compter que sans s’en rendre compte toutes nos activités sont espionnées : le fournisseur d’accès conserve l’historique despages consultées, les entreprises des réseaux sociaux implantent des « cookies » dans nos ordinateurs qui leur permettent de connaître et d’évaluer nos goûts et nos préférences.

 

 

Les réseaux sociaux doivent leur popularité notamment à leur gratuité. Pourtant dans une économie de marché, leur rentabilité repose sur le fait qu’ils peuvent aussi être le support de publicités, de liens sponsorisés. Ils recèlent pour cela des algorithmes qui espionnent vos goûts, vos recherches antérieures pour vous proposer, non toutes les informations disponibles, mais celles que les logiciels filtrent à votre intention. Or ces informations finissent par donner une impression déformée de la réalité puisqu’elles en restent à vos affinités, qu’elles renforcent par des sollicitations. À l’égal des exemples donnés dans le texte, lequel visait la société de consommation de masse avant l’irruption des réseaux sociaux, la mise en réseau rendue possible par internet nous confine dans un univers de ressemblance. On accuse parfois les réseaux sociaux de manipulation, comme lors des périodes électorales, pourtant si elle produit un effet, ce n’est peut-être pas celui attendu. En effet, le but d’une manipulation électorale devrait être de faire changer d’avis les individus pour orienter leurs votes. Or l’effet premier des réseaux sociaux semble plutôt être celui du conformisme social : ils nous font moins changer qu’ils renforcent nos habitudes. Ils diversifient moins nos échanges qu’ils n’en confirment les orientations premières. À la limite, ils ont l’effet inverse de toute tentative de manipulation.

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