Nous ne sommes pas en guerre
Le président de la République, Emmanuel Macron, et sa majorité utilise le registre guerrier pour évoquer sa politique de réponse dans la crise sanitaire que nous vivons. Il n’est donc pas étonnant que les mesures principales prises soient d’abord, comme en toute situation d’état d’urgence, des mesures attentatoires à la liberté publique. La question ici n’est pas celle de la légitimité d’un confinement – mais encore peut-on interroger sur ses modalités, sur le retard pris par la France à dépister dès le départ les porteurs, aux injonctions paradoxales qui ont conduit le gouvernement à demander à rester chez soi, mais à sortir voter, à l’étonnement de Brigitte Macron se promenant sur les quais de ne pas se retrouver toute seule…

Nous ne sommes pas en guerre, car nous n’avons pas d’ennemis. Nous avons, des souffrants, des soignants, des porteurs, des confinés, qui doivent faire face à une maladie relativement invisible tant que les signes graves n’apparaissent pas en public. Et nombre de « faiseurs d’opinions » médiatiques ont commencé par nous dire que ce n’était pas grave, comme le médiatique docteur Michel Cymes, qui déclarait à Quotidien mi mars que le covid-19 était « une forme de grippe, un peu plus cognée que la grippe, mais ça reste une maladie virale comme on en a tous les ans ». Bref nous étions devant l’incertitude, pour le grand public du moins. Et dans les situations d’incertitudes, en effet il y a des décisions à prendre qui peuvent s’avérer mauvaises mais de bonne foi. Cependant, on attendait d’un gouvernement qu’il s’appuie sur autre chose que les conseillers médiatiques. Une étude récente, publiée par laviedesidees.fr, organisme lié au Collège de France a montré que les seules lectures des communiqués de l’OMS et du journal Science, apportaient déjà les éléments essentiels. L’auteur a recensé la chronologie des articles dans Science qui n’est pas un journal confidentiel « qu’on doit lire au ministère de la santé… » et montré que la pandémie était connue fin février avec les premières leçons sur la stratégie chinoise. Une réponse « scientifique » à Macron et son gouvernement qui fait croire qu’il a suivi les avis scientifiques. « Cette brève esquisse permet de décrire quatre moments dans l’appréhension de l’épidémie du coronavirus Covid-19 pour qui lit Science. Début janvier 2020, on apprend l’existence de cette nouvelle maladie dont les caractéristiques sont inconnues. Début février, on doit se rendre à l’évidence : les spécialistes ne peuvent exclure le scénario de la pandémie, voire semblent penser que ce scénario est le plus probable des deux (l’autre étant la réussite du containment). Le 25 février, il est désormais établi que la pandémie l’a emporté. Le 2 mars, l’analyse du rapport de la visite de l’OMS montre deux choses : il est possible d’arrêter la course folle du virus ; la manière de le faire est de procéder à des dépistages massifs et ultra-rapides, avec traçage et isolement immédiat des contacts des personnes positives. » Et le 29 février, le conseil des ministres spécial CORONA Virus, décide de faire passer la réforme des retraites par le 49.3. Voilà l’histoire. Les faits sont têtus. Nous ne sommes pas en guerre, nous n’avons pas besoin de militaires pour gérer la crise, mais que le système de santé soit doté des moyens à la hauteur?
La science, quelle science ?
On connaît le nouveau mantra du gouvernement et des playmobils de LREM qui relaient sans aucun esprit critique les messages officiels. Le gouvernement prend les mesures dictées par la science. On pourrait être satisfait que le Président des riches ait fini par comprendre que les premiers de cordée ne sont d’aucune utilité dans la situation, voire qu’ils en ont été la cause par les mesures d’économies structurelles réclamées à grand renfort d’indignation par les éditocrates, pensées dans les cabinets ministériels qui se sont succédés – dont certains aujourd’hui déplorent l’absence de masques qu’ils ont eu-mêmes provoquée. On rêverait que dans la situation de crise sanitaire on écoute un peu plus les avis scientifiques, comme il faudrait le faire également pour ce qui concerne la crise climatique.
La porte parole du gouvernement, Sibet Ndiaye, répond à toute question épineuse par la phrase « nous avons une méthode, elle s’appuie sur les recommandations de la science. » Stanislas Guerini, le Délégué Général de LREM a commis un tweet le 30 mars : « La réactivité du Gouvernement a été totale face #COVID19. Il agit avec méthode : en transparence et en suivant les recommandations de la science. » Par conséquent, le gouvernement semble se dédouaner des décisions qu’il prend, en s’en remettant à l’autorité de la science.
Entendons nous bien. Je suis le premier à accorder à la démarche scientifique, dans le champ de la connaissance, toute sa validité. Mais précisément parce que l’histoire des sciences – oui il n’y a pas LA science, mais DES sciences – n’a rien à voir avec une épopée dogmatique. La science n’établit pas LA vérité, elle ne cesse de corriger des erreurs, y compris les siennes propres en confrontant les points de vue, en établissant de nouveaux protocoles. C’est toute la leçon du grand philosophe et historien des sciences, qui a tant compté dans l’école d’épistémologie française, Gaston Bachelard, que de nous avoir fait comprendre que la vérité n’est qu’une erreur rectifiée.

Pourtant dans le discours du gouvernement, qui s’est entouré de deux comités ad hoc, La Science, serait la seule source qui lui sert de décision. Que n’a-t-il écouté les scientifiques qui, avant la crise, sont descendus dans la rue : infirmièr.e.s., médecins, chercheuses et chercheurs qui depuis des mois déplorent les coupes sombres dans les budgets publics. Une partie de la crise sanitaire ne vient pas seulement de la virulence du virus – qu’une politique de santé doit bien évidemment prendre en compte, à l’évidence ce n’est pas une « gripette », mais de la crise du système de santé, directement liée à la politique de réduction des lits. En une vingtaine d’années, 100.000 lits ont été supprimés, rapportait le très peu gauchiste le journal La Tribune, en juillet 2019 ! Les urgentistes sont descendus dans la rue mais le gouvernement leur a envoyé le sinistre Castaner avec gaz, matraques et LBD.
Je passe sur les avis du conseil scientifique. On ne sait toujours pas quel avis « scientifique » a été donné sur le premier tour des municipales, et par conséquent si le Président l’a suivi ou s’il a pris lui la décision de le maintenir. Le 15 mars, j’avais de la fièvre, des courbatures, mal à la gorge. Une amie médecin m’a dit « ne va pas voter ». J’ai suivi son conseil, malgré les injonctions gouvernementales. Je ne le regrette pas. Ce même conseil scientifique a produit un avis passé relativement au second plan, mais qui à mes yeux en révèle le caractère peu crédible : il a préconisé de relayer la demande des Églises d’assurer un « soin pastoral » par le biais d’une ligne téléphonique. Drôle de réponse scientifique ! En revanche l’idée d’un numéro téléphonique vert, le 19, préconisé par le fondateur du Samu Social, n’a, à ma connaissance, toujours pas été reprise. Des professionnels de santé, des psychologues ou des assistants sociaux, c’est mieux que le goupillon, surtout quand le gouvernement semble communiquer davantage sur les P.V. que la mise en production de tests.
Un des membres du conseil scientifique, Bruno Lina, invité du téléphone sonne Lundi 30 mars confiait que les avis du comité scientifique étaient pris en tenant compte des contraintes. Le manque de masques et de tests, résultant des politiques de soins passées, de la mondialisation et de l’abandon d’une politique nationale du médicament, est alors la vraie cause du confinement général. La Science aurait pu au départ préconiser d’autres méthodes – l’Italie, la Chine, la Corée ont eu des attitudes différentes. Là encore « la science » se contente de justifier les politiques liées aux décisions technocratiques et libérales antérieures. Bref ce conseil n’a de scientifique que le nom. Méfions nous ici de l’opprobre qui retombera sur les vrais scientifiques si on fait endosser à LA science des décisions politiques.
Science et démocratie
Une mauvaise manière de gérer le rapport de la science à la politique consiste à faire prendre des décisions non-démocratiques au nom de la science. Le procédé n’est pas nouveau. Déjà Platon, quel que soit son intérêt philosophique, préconisait un gouvernement d’expert, « les rois philosophes » contre la démocratie. Mais ces experts dont se réclament le gouvernement sont moins des chercheurs, des acteurs, que les experts des cabinets ministériels avec leur noria de conseillers allant de conflits d’intérêt en conflits d’intérêt. Ce sont eux qui depuis des années ont préconisé la diminution des lits jusqu’à mettre en péril les urgences même hors période de pandémie. Ce sont eux qui ont décidé de ne plus approvisionner le stock de masques alors que nous aurions eu là les moyens de freiner les contaminations.
Cette « science » là, issue notamment des instituts de science politique – comme si la politique était une science avec sa vérité, et pas le lieu du conflit, de la discussion – fait prendre des décisions politiques au nom de l’efficacité. Cette question a largement été posée, rationnellement, par l’école de Francfort, notamment dans le débat entre Marcuse et Habermas sur le caractère idéologique de la technique.
« Peut-être que le concept de « raison technique » est-il lui-même idéologie. Ce n’est pas seulement son utilisation, c’est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes) une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante. Ce n’est pas seulement après coup et de l’extérieur que sont imposées à la technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la dominations – ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de l’appareil technique lui-même. La technique, c’est d’emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnellement de faire des hommes et des choses. Cette finalité de la domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la raison technique. » H. Marcuse
Nous assistons à un essor de la technocratie : puisque semble établi le consensus sur les problèmes, il ne s’agit plus que de déterminer qui parmi le personnel administratif serait en charge de le résoudre. La gouvernabilité des hommes s’accompagne d’une théorie de la dépolitisation d’une grande masse de la population. Les problèmes se présentent comme administratifs ou techniques et non pratiques (moraux ou politiques). Habermas remarque également dans Scientificisation de la politique et opinion publique que depuis la seconde moitié du vingtième siècle on assiste à une implication de plus en plus grande de la science dans la gouvernabilité. Les dirigeants utilisaient auparavant des techniques, ils font désormais appel à des expertises de plus en plus poussées. Mais cette science n’est pas la recherche vive, elle est celle de l’institution, tout entière liée à des conflits d’intérêts, ne serait-ce que ceux liés aux relations de pouvoirs dans les instituts, aux sources de financement.
Se revendiquer de la science devient d’ailleurs un problème majeur pour l’exécutif quand un conflit apparaît parmi la communauté scientifique. Et pourtant c’est la vie de la science ! Sans entrer sur le fond du débat ouvert par le Docteur Raout, il n’en reste pas moins qu’une partie de la communauté scientifique semble proposer des méthodes différentes. Il en est de même quand, de façon risible, le gouvernement nous explique qu’il n’y a pas de pénurie de masques, contre tous les témoignages des soignants, et que la porte parole du gouvernement veut nous faire croire que le port des masques ne sert à rien ou qu’il est trop technique à l’encontre de tant de messages scientifiques !
Sauvegarder une instance démocratique !
Nous vivons dans des régimes démocratiques, et nous réclamons donc que les décisions politiques soient consenties. Bien sûr qu’en temps de pandémie il ne s’agit pas de faire des référendums ! Mais suspendre le pouvoir parlementaire ou ne serait que le réduire à la portion congrue transfère à l’exécutif l’essentiel des décisions. Pouvoir exécutif dont Rousseau nous disait déjà qu’il avait une tendance naturelle à « persévérer en corps », donc à s’isoler, et à l’emploi de la force. Plutôt qu’un comité « scientifique » nommé par le Président, nos institutions ont ici besoin d’un conseil citoyen, reprenant des représentants également des forces politiques démocratiques, des syndicats, et de scientifiques etc… Nous consentirons d’autant mieux aux mesures qu’elles nous sembleront légitimes et non arbitraires.