Près moins de 70 ans séparent la publication posthume (1532) du Prince de Machiavel de celle de l’histoire d’Hamlet, Prince de Danemark. Machiavel, Shakespeare. Peu de chose en apparence rapprochent le conseiller de la République de Florence, écrivant en plein tumultes, et le dramaturge anglais, jouissant pour sa part d’une relative accalmie en pleine renaissance anglaise. Mais de ces duex Princes, on peut dire qu’ils incarnent deux manière de penser le rapport à l’histoire, qui prend encore à l’époque le nom de Fortune. Petits et grands, peuples et princes, individus et gouvernants, nous sommes pris dans la grande roue de la Fortune et de l’histoire. Ces textes nous parlent encore, et je ne crois pas que chaque génération découvre des problèmes nouveaux, suivant le Machiavel des Discorsi « comme si le ciel, le soleil, les éléments, les hommes n’étaient plus les mêmes qu’autrefois, et que leur cours, leur ordre et leur puissance eussent éprouvé des changements ». Heureusement, il y a quelques stabilités dans l’univers ; pour les êtres humains aussi.
Face aux tempêtes de l’histoire, que pouvons nous ? Machiavel a connu la guerre d’invasion qui menaçait Florence, la dictature prophétique de Savonarole, les querelles du Pape et des français, le départ et le retour des Médicis, la torture aussi. Shakespeare écrit dans l’Angleterre de la réforme élisabéthaine, après qu’elle ait échappé à l’invincible armada, en grande partie grâce au hasard d’une tempête maritime.
Le Prince machiavélien doit savoir que l’histoire comme la Fortune sont à la fois violentes et versatiles. « Ainsi la Fortune, dans sa course impétueuse, va changeant, tantôt ici, et tantôt là, la face du monde » écrit-il dans le Capitolo de la Fortuna. « Jupiter lui-même redoute son pouvoir. » Nul n’y échappe, ou presque. Car l’art politique, qui n’est ici pas une science exacte, consiste à savoir réagir avec virtù face aux dérèglements de la Fortune. Seuls ceux qui s’abandonnent à elle finissent par succomber, comme ces digues que l’on entretient pas par temps calme et qui cèdent le jour de la crue. Résister à la fureur du temps ne s’improvise pas lorsque la tempête arrive. Il est trop tard. Et la Fortune comme l’histoire balaie ceux qui ne s’étaient pas préparés à lui résister. Car il est possible de lui faire face, ou du moins d’agir avec elle :

« Ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à rien, j’imagine qu’il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu’elle en laisse à peu près l’autre moitié en notre pouvoir », Le Prince, XXV
Ainsi, l’action politique repose sur la croyance, ou l’assurance, sur la puissance de sa propre volonté. Une puissance que l’on ne saurait croire absolue, mais qu’il ne faut jamais négliger. Hélas, le conseiller de la République de Florence n’a, semble-t-il, convaincu pas grand monde, et après la publication posthume de son manuel de politique, celle-ci n’a plus qu’une vingtaine d’années à vivre indépendante avant de retomber dans l’escarcelle de l’Église, grande ennemie de Machiavel. C’est que les Médicis au pouvoir n’ont pas su contenir la Fortune, ils n’ont pas entretenu de digues contre le flux qui, de temps à autre, sort de son flot.
Le destin du prince du Danemark est tout autre, face à l’histoire. On connaît le célèbre monologue :
« Être ou ne pas être, c’est cela la question :
Savoir s’il est plus noble pour l’esprit d’endurer
les coups de fronde, les flèches de l’outrageuse Fortune
ou de prendre les armes, contre une mer d’épreuves,
et s’y opposant, les finir. »
On ne doit cependant pas le réduire aux tourments d’une âme prise dans les affres de l’amour – Ophélie – et de la tragédie familiale. Les lectures psychologiques d’Hamlet, et au premier plan celle de Freud qui y voit à raison la résurgence d’un complexe œdipien, ont toute leur valeur. On peut cependant, y voir une crise de l’individu pris dans le tumulte de l’histoire. Ici savoir être ou ne pas être, c’est être digne d’agir dans l’histoire ou se laisser entraîner par elle. Le risque est grand de finir englouti ou de renoncer, car le monologue se conclut par une once de pessimisme :
« la conscience fait ainsi de nous des poltrons
Et la couleur innée de la résolution
Pâlit sous la pensée qui la rend maladive ;
Alors les entreprises capitales et de poids
Détourant leur courant à voir ce qu’il en est,
Perdent le nom d’action. » (III,I)
Sans doute que le jeune Prince, qui doit faire face aux trahisons de ses amis, à l’inceste de sa mère, à la mort d’Ophélie après qu’il ait tué le père de sa promise, finit par se laisser emporter. Il le fait avec panache. Jouant la comédie : faisant le récit des trahisons et feignant sa propre folie. Seul Horatio, son dernier fidèle, lui rend hommage face à l’envoyé de Norvège qui en profite pour prendre le royaume – même pourri – du Danemark : « On pouvait attendre, étant mis à l’épreuve, qu’il se montre un grand roi. »
Agir dans l’histoire, renoncer à toute action, ce sont les deux options offertes d’un prince à l’autre. À moins qu’il n’y en ait une autre, inspirée par les stoïciens. Parmi les sagesses hellénistiques, à l’opposé de l’épicurisme pour qui « le sage ne fera pas de politique », le stoïcisme nous invite à jouer notre partition dans le monde et à relever les défis et les responsabilités du pouvoir. Qui mieux que Marc-Aurèle, l’empereur philosophe, incarne la volonté tenace de tenir à la fois la stature politique et le soin de sa propre âme ? Le stoïcisme permet aussi de penser le rapport au tumulte politique sans intimer la nécessité morale d’y verser constamment. Zénon de Kition, le fondateur de l’école, affirmait en effet que le sage « se mêlera de la politique, à moins d’en être empêché. » Or s’en mêler ne signifie pas s’en mêler tout le temps, inconsidérément. Dans un petit ouvrage, De otio, « du temps à soi » Sénèque observe que nous ne vivons pas que pour l’action, mais aussi pour la méditation, et que les deux nous sont nécessaires. Pourtant le temps de la seconde ne peut être celui de la première, cette dernière suppose un pas de côté, de la durée pour la méditation quand l’action se fait dans l’instant. On peut supposer que ce temps de la méditation, s’il paraît être un luxe, le devient d’autant plus que notre civilisation, par la poussée conjointe de la circulation instantanée des capitaux et des décisions boursière et de l’avancée technique qui nous intime l’ordre de choisir spontanément des milliers de fois par jour. Notre civilisation a abolit le temps long au profit du culte de la vitesse et de l’immédiateté. Nous n’y perdons pas que la tradition et la mémoire, nous y perdons aussi l’avenir et le projet. Temps individuels et temps collectifs sont ainsi balayés par des vents contraires et tourbillonnants qui nous laissent asséchés et perdus. S’il nous faut connaître la nature des choses, nous devons parfois lever le nez du guidon. On a l’habitude, même pour l’action, de distinguer l’action impulsive de la liberté. Rousseau, dans le Contrat Social, nous le disait : « l’impulsion du seul appétit est esclavage, l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » La liberté suppose une durée, chère aujourd’hui dans le monde de l’éphémère et du buzz permanent. Il est parfois temps de faire des pauses.