Actualités et permanences de la question théologico-politique

Quelques réflexions pour une pensée en construction. Ce texte concerne d’abord les militant.e.s politiques engagé.e.s à gauche. Il reste évidemment bien des aspects à préciser. Il n’engage évidemment en rien les mouvements ou institutions auxquels j’appartiens.

Politique et religion entretiennent des relations complexes, et l’actualité tend à rendre vraie la citation faussementattribuée à Malraux, le XXI° siècle sera religieux ou ne sera pas. En saluant la sortie du numéro spécial de Manière de voir de 1999 « l’offensive des religions », Mickaël Löwy notait déjà que, « inquiétante, la montée des intégrismes n’épargne aucune confession. » Nombre de conflits post guerre froide prenaient l’apparence de conflits religieux. 20 ans après, la question religieuse continue d’agiter les débats politiques. Contrairement à ce à quoi on pourrait peut-être s’attendre, ces moments de radicalisation ne sont pourtant pas des moments de clarifications

Le camp de ce qui fut un temps « la gauche » se déchire. Certes ces querelles sont évidemment alimentées par ceux qui ont intérêt à cette division : les forces conservatrices,. On voit d’ailleurs qu’elles se redéploient traversant les lignes traditionnelles, Manuel Valls, ancien prétendant socialiste à la candidature à l’élection présidentielle pouvant manifester sans coup férir avec l’extrême droite espagnole. Mais les fractures sont réelles. Il faut les analyser. Commençons par noter quand-même qu’elles ne sont pas propres à la gauche, que toute la société est impactée par la thématique religieuse, et que les polémiques concernant la laïcité, n’en constituent qu’un des avatars. 

La question religieuse n’est pas nouvelle. La constitution d’un espace de neutralité politique est ancienne. Elle a revêtu divers habits, plus ou moins conscients, au cours de l’histoire. L’antiquité grecque a reconnu la forme spécifique du politique, que nous retenons de la figure emblématique de la démocratie grecque. Celle-ci institue le logos et la discussion comme norme du politique, sans pour autant tout-à-fait rompre avec des traditions religieuses, qui rejaillissent dans le complexe édifice de ce que l’on a appelé parfois la religion civique romaine. Avec le christianisme, et contrairement avec ce que laisse entendre une lecture révisionniste servant les intérêts du Vatican, le problème théologico-politique n’a pas été résolu en reprenant la parabole évangélique selon laquelle il aurait fallu rendre à César ce qui appartenait à César. La religion chrétienne n’a pas voulu la sortie de la religion, ce mouvement de laïcisation de la politique a été long et parsemé de querelles. Boniface VIII au III° concile de Latran a instauré la plénitude de puissance papale contre les revendications des souverains. Hobbes théorisant l’État moderne écrit en partie contre les prétentions religieuses à dominer la vie publique. Le mouvement de laïcisation de la vie politique en France, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – condamnée par l’Église – à la loi de 1905 présentent des solutions diverses. Il y en a d’autres. Celle de la monarchie de droit divin en est une, les formes de République islamique en sont d’autres : lesliens entre le pouvoir dit spirituel et les pouvoirs temporels sont divers. Que l’on ne croie pas d’ailleurs que ce débat soit propre à l’univers chrétien. L’histoire du monde musulman est partagé de querelles analogues, et la croyance mythique sur l’impossibilité de la séparation du religieux et du politique appartient à une interprétation de l’islam, partagée d’ailleurs par des musulmans comme par des lecteurs occidentaux. C’est une question politique, l’approche philosophique de l’existence ou de la non existence de dieux n’est pas ici primordiale : il s’agit simplement de souveraineté, quid juris ? Qui fait la loi ?

Le fait religieux à l’aune du matérialisme historique

Dans l’histoire du camp progressiste, cette question n’a cessé d’être analysée, que l’on songe aux Lumières, et singulièrement les Lumières radicales, qu’au sein des mouvements socialistes au sens large, incluant les anarchistes et les marxistes. Dans son testament le curé athée Meslier mettait sur le même plan la lutte contre l’illusion religieuse et celle pour l’émancipation sociale1Bakounine combattait contre L’État, le Capital et Dieu2. Pourtant avec e matérialisme historique la question religieuse s’insère plus franchement dans la prise en compte du contexte historique et politique. On n’en a pas fini de gloser sur l’expression de Marx, l’Église est l’opium du peuple.

L’Église est-elle l’opium du peuple ?

Notons tout d’abord que c’est un lieu commun de l’analyse de la question religieuse qui n’appartient pas à Marx. Parmi tant d’autres, Emmanuel Kant lui-même, ni socialiste ni matérialiste, écrivait déjà dans ses Réflexions sur la pédagogie :

« La religion, sans la conscience morale n’est qu’un culte superstitieux. On croit servir Dieu lorsque, par exemple, on le loue ou célèbre sa puissance, sa sagesse, sans penser à la manière d’obéir aux lois divines, sans même connaître et étudier cette sagesse et cette puissance. Pour certaines gens, les cantiques sont un opium pour la conscience et un oreiller sur lequel on peut tranquillement dormir. » 

Pour comprendre la position de Marx, il faut tout d’abord revenir au texte dans lequel il énonce l’idée que la religion serait l’opium du peuple. On trouve cette idée ici :

« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.
L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. » Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel, [vers 1843-44, posthume]

La religion comme opium évoque bien des aspects du mysticisme des croyances, mais également une forme de pouvoir curatif, l’opium au XIX° siècle étant communément pris dans le sens médicale de drogue. Cette idée apparaît à la fin d’un long développement qui ne se comprend que dans le cadre d’une polémique avec Ludwig Feuerbach de Marx, en cours de théorisation de son matérialisme historique. Feuerbach a publié en 1841 L’essence du christianisme. Selon lui, Dieu, c’est-à-dire son idée n’est qu’une création humaine : « les prédicats religieux ne sont que des anthropomorphismes »3. Cela signifie que les qualités de Dieu ne sont que la pensée des qualités humaines poussées à la leur perfection. Ainsi, l’être humain mortel et ignorant, poussera à l’extrême ses caractères dans l’idée de dieu, être vivant immortel, omniscient et omnipotent. « Si l’amour, la bonté, la personnalité sont des déterminations humaines, alors l’être que tu présuppose à leur fondement est à son tour un anthropomorphisme, c’est-à-dire un présupposé intégralement humain – et il en va de même pour l’existence de Dieu ou pour la croyance en Dieu, quel qu’il soit. »4 Feuerbach développe ici un matérialisme qui part, dans la continuité des Lumières, de l’individu pour élaborer une théorie de ses représentations – ce qui d’ailleurs constitue le premier sens du mot « idéologie », étude de l’élaboration des idées. Dieu n’est qu’une idée, pour en comprendre la genèse il suffit d’en étudier l’origine psychologique. Ainsi l’essence du christianisme répond à l’essence de l’homme : “L’objet de l’homme n’est rien d’autre que son essence objective elle-même. Telle est la pensée de l’homme, tels ses sentiments, tel son Dieu : autant de valeur possède l’homme, autant et pas plus, son Dieu. La conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la connaissance de Dieu est la connaissance de soi de l’homme.»5

Passer d’une critique abstraite de la religion à une critique du fait social

Le matérialisme historique de Marx passe par la critique du matérialisme des Lumières et celui de Feuerbach. Pour Marx, les auteurs précédents ont négligé le facteur social dans leurs analyses, et ne voient pas que l’homme n’est pas unêtre abstrait. L’homme est le produit d’une pratique sociale, et se transforme lui-même dans sa propre viehistorique. Ainsi, comme le signale la II° Thèse sur Feuerbach «c’est dans la pratique que l’homme doit prouver sa vérité», pas dans des méditations abstraites. La thèse VI affirme que la nature de l’homme n’est pas cet être abstrait, l’individu doté d’un corps, séparé des autres, propre aux matérialistes du XVIII° siècle comme à la pensée des droits de l’homme. L’homme est un être social, produit d’une langue, d’une culture et vit toujours dans des rapports sociaux. Autrement dit l’homme n’a pas de nature, il est une histoire : en lieu et place d’une essence humaine qui dépend finalement toujours des points de vue, ce que l’on appelle l’humanité demeure le fruit de transformations successives.

Notons au passage que la critique de la religion a joué un rôle important de formation de la pensée de Marx – au sens philosophique du mot d’ailleurs, qui consiste à inventorier les limites d’un concept. Marx a pu écrire que « la critique de la religion est la condition première de toute critique »6. Il n’appartient pas à cette étude de faire le détail de la critique marxiste du matérialisme du XVIII° et son dépassement par le matérialisme historique, mais pour la question religieuse, les conséquences sont d’importance. La religion s’analyse ici comme un phénomène social, et l’on met totalement de côté la question philosophique – ou théologique comme on voudra – de l’existence ou de la non-existence de dieu. La religion est un fait culturel, historique, dont il importe d’analyser le rôle. L’hypothèse implicite peut être que la fonction crée l’objet, que la fonction moralisatrice inspire l’idée religieuse et croit à une divinité, mais encore une fois c’est ici secondaire. La religion appartient au registre des idéologiesLe thème de l’idéologie apparaît explicitement chez Marx à partir de 1846 notamment dans L’idéologie allemande co-écrite avec Engels. Dans la Préface de la Critique de l’économie politique de 1859, Marx invite à 

«distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques»

La religion n’est ni vraie ni fausse, ce n’est pas là son rôle : elle transfère dans la sphère des représentations, des consciences, une interprétation du mode vie d’une société, d’une classe sociale. Les conditions historiques modifient les formes religieuses, la religion n’est pas une essence immuable. Marx et Engels écrivent d’ailleurs en 1850 que 

« Il est clair que tout bouleversement historique des conditions sociales entraîne en même temps le bouleversement des conceptions et des représentations des hommes et donc de leurs représentations religieuses »

Si l’on reprend l’idée que la religion est opium du peuple c’est parce qu’elle joue un rôle social de consolationDans un monde sans âme, sans conscience, c’est-à-dire dans un mode injuste, l’idée religieuse possède une force de promesse d’un avenir meilleur qui n’est pas de ce monde. L’analyse politique, marxiste, de ce phénomène doit en révéler l’illusion, et montrer que la lutte politique doit mener à rendre effective une société juste, au lieu d’espérer un paradis aussi artificiel que celui promis par l’opium.

Le combat qui prime est politique

La question pratique est alors de la forme que doit prendre cette contestation de l’illusion. Le mouvement ouvrier matérialiste convient alors que la contestation de l’illusion religieuse en tant que telle est elle-même illusoire. Si l’idée religieuse relève d’une aliénation, alors il ne faut pas consacrer son temps à la critiquer pour elle-même, comme si elle existait par elle-même, mais renverser les conditions de son apparition : passer de la critique à l’action, de la dénonciation de dieu à celle du capitalisme qui produit une société injuste. Lénine et Rosa Luxemburg vont à plusieurs reprises manifester l’importance de cette approche, en dénonçant un anticléricalisme vulgaire et néanmoins bourgeoisqui confond la dénonciation des symptômes avec celle des causes. Il s’agit moins de critiquer les prêtres que les forces sociales dont ils sont l’incarnation. Ce pourquoi Engels lui-même invitait à penser comment un aspect du christianisme primitif était révolutionnaire en mettant sur le même pied esclaves et maîtres, tandis que l’athéisme de Hobbes pouvait soutenir la cause de la monarchie. De la même manière Rosa Luxemburg appelle à penser le rapport de la religion au contexte politique : en Allemagne à l’époque l’Église ne faisait qu’accompagner le régime politique monarchique, là où en France elle combattait la République et son œuvre émancipatrice.

La religion comme aliénation

De l’aliénation religieuse à l’aliénation en général. Dans l’histoire des interprétations de Marx, il a été longtemps question de séparer les textes du jeune Marx, encore mâtinés de philosophie et d’humanisme abstraits, de ceux de la maturité, ceux prolongeant la rupture introduire par la XI° Thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer. » On a alors longtemps soutenu que le Marx du Capital, le Marx accompli, avait renoncé à la thématique de l’aliénation religieuse. Toujours dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, dans l’introduction publiée elle en 1844, il avait prévenu :

« Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses. » 

Une tradition dominante du marxisme n’a retenu que la première partie, comme si Marx avait par la suite oublié le rôle dialectique que prennent les formes idéologiques. On doit à Lucien Sève un travail inégalé de mise en perspective de la position de Marx. Dans Aliénation et émancipation il montre que si Marx est bien passé d’une critique par principe de l’aliénation religieuse à une critique de l’économie politique, pour faire simple, ce n’est pas pour autant qu’il ait perdu de vue le thème de l’aliénation. La conception de la religion doit être intégrée dans le cadre plus général d’une aliénation théorisée par le matérialisme historique. L’illusion religieuse n’est pas la forme archétypale de l’aliénation, elle n’en est qu’une figure, comme l’est le fétichisme de la marchandise. Penser la question religieuse de ce point de vue implique une pensée plus large de l’aliénation, qui dépasse là encore le thème ici développé. Marx n’hésite d’ailleurs pas à écrire que dans Le Capital que le fétichisme de la marchandise est la « religion de la vie quotidienne ». En suivant les analyses de Lucien Sève on s’aperçoit que la thématique de l’aliénation – et par conséquence celle de l’émancipation – constitue un thème que Marx n’a jamais abandonnée, qu’il y accorde les pages les plus déterminantes des premiers développements du Capital. De l’Idéologie allemande au Capital en passant par les Grundisse il n’a jamais cessé de penser l’aliénation. En notant dans L’introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel que « la critique de la religion est la condition préliminaire de toute critique » Marx n’invite pas à y renoncer purement et simplement, mais bien à l’intégrer dans le combat politique.

Pour autant faut-il en déduire qu’un parti ouvrier, qu’un mouvement se réclamant du matérialisme historique, doive abandonner la critique des phénomènes religieux pour ne se consacrer qu’à la contestation politique du fait social ? Précisément parce qu’il s’agit d’idéologies, il ne faut pas se contenter de croire que ces phénomènes n’ont pas de valeur, qu’ils n’exercent aucune influence. En tant qu’idéologies, ils expriment des rapports de force, et jouent un effet retour sur la vie pratique. Si Marx a pu dire que « les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances »7, cela invite aussi à penser que les formes idéologiques jouent un rôle historique. Il faudrait sans doute approfondir la notion de praxis chez Marx pour mieux comprendre l’intrication dialectique de la théorie comme idéologie et de l’action, et de l’appliquer ici aux relation du politique au religieux. Ses analyses des moments historiques qu’il a vécu : la prise de pouvoir de Napoléon III, la Commune, indiquent qu’il sait que des formes idéologiques agissent par retour sur le réel. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi Marx lui-même salue l’œuvre de la commune en matière de la laïcité. Le programme du Parti Ouvrier de Jules Guesde, familier de Marx, comprenait dès son point 2, en référence à la Commune : 

« Suppression du budget des cultes, et retour à la Nation des « biens dits de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux corporations religieuses » (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations. » 

On a vu tout à l’heure que Lénine et Luxemburg ne faisait pas de la critique religieuse un absolu. Lénine lui-même, à deux reprises aborde la question dans « Socialisme et religion » (1905) et « parti et religion » en 1909. Si le matérialisme historique dont il se réclame suppose une approche athée, l’athéisme ne peut pas figurer comme projet politique :

« Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte qu’il soutient lui-même contre les forces ténébreuses du capitalisme. L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel. »

Certes. Pour autant cette unité passe aussi par le combat politique pour la laïcité qui elle ne relève plus de la conscience, mais de la structure politique :

« L‘État ne doit pas se mêler de religion, les sociétés religieuses ne doivent pas être liées au pouvoir d’État. Chacun doit être parfaitement libre de professer n’importe quelle religion ou de n’en reconnaître aucune, c’est-à-dire d’être athée, comme le sont généralement les socialistes. Aucune différence de droits civiques motivée par des croyances religieuses ne doit être tolérée. Toute mention de la confession des citoyens dans les papiers officiels doit être incontestablement supprimée. L’État ne doit accorder aucune subvention ni à l’Église ni aux associations confessionnelles ou religieuses, qui doivent devenir des associations de citoyens coreligionnaires, entièrement libres et indépendantes à l’égard du pouvoir. » poursuit le même Lénine.

En 1905 il posait clairement le cadre politique de relation du politique au religieux. La question de la laïcité pose une question de souveraineté : dire qu’il y a des lois différentes, des droits différents, des prérogatives différentes, selon les communautés, c’est faire la source de droit, la faire émerger d’une autre instance que le débat public, que le débat commun : la tradition, le livre, le pape. Le mouvement ouvrier français ne l’a jamais oublié et s’est inscrit dans l’œuvre de revendication de la laïcité qu’il n’a jamais opposé au progrès social. C’est toute l’importance de la question scolaire. Jean Jaurès, dans son discours de 1910 Pour la laïque, disait : « Laïcité de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles, nous lutterons pour les deux. » Aux ouvriers , il dit en 1904 « vous ne préparez l’avenir, vous n’affranchissez votre classe que par l’école laïque, l’école de la République et de la raison. »

Usages politiques du religieux et usages religieux du politique

Une force révolutionnaire et progressiste doit combattre les forces réactionnaires. En 1905, dans « socialisme et religion » Lénine rappelait que « la bourgeoisie réactionnaire a partout eu soin d’attiser les haines religieuses ». Nous sommes aujourd’hui à un tournant majeur de l’instrumentalisation politique du religieux. La phénoménologie du politique lue par Carl Schmitt joue à plein : dans le jeu l’alliances stratégiques, les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Les partisans d’une laïcité universaliste sont sous le feu des réactionnaires conjurés : les extrêmes droites en font un objet de lutte culturelle contre l’islam à des fins racistes ; des islamistes politiques en font un concept occidental pour refuser l’universalisme des Lumières. Dans les deux cas, les classes populaires seront perdantes. Comme y invitait à penser Rosa Luxemburg en distinguant l’anticléricalisme bourgeois du socialiste, en distinguant la situation allemande de la française, nous devons aujourd’hui appréhender le rapport au religieux à la lumière des enjeux sociaux, sans a priori sur l’essence d’une religion. Pas plus qu’il n’y a une essence du christianisme il n’y a d’essence de l’islam. « Les musulmans » en général n’existent pas plus que n’existent les bouddhistes en général. Il y a des institutions – même en islam – et des croyants. Il a a des textes – et des interprétations ! – et des pratiques. L’islam n’est évidemment pasréductible à la religion des terroristes, pas plus que le bouddhisme serait celle des pacifistes : encore aujourd’hui la plus grande partie des victimes du terrorisme djihadiste est musulmane, tandis qu’il existe un courant bouddhiste lui-même particulièrement violent.

L’islam n’est pas une religion à part

Croire que l’islam serait incompatible avec la laïcité, c’est donner droit à un vieux préjugé, déjà véhiculé par ErnestRenan qui disait : « L’Islam c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne du dogme, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait portée ». C’est également accorder crédit à la lecture intégriste de l’islam qui refuse l’histoire d’une civilisation qui a donné lieu à des figures variées du rapport au politique. C’est abandonner les hommes et les femmes qui, en pays où l’islam domine, luttent pour le droit à la liberté de conscience, la suppression du délit d’apostat, la possibilité de ne pas suivre le ramadan ou encore d’enlever le voile. 

L’islam ne peut pas non plus être uniment considérée comme religion de l’opprimé(e). Cette approche a été théorisée en son temps par une part minoritaire du gauchisme, notamment en Angleterre. L’action du Socialist Workers Party britannique avait permis que l’islamologue Tariq Ramadan – qui ne condamne pas la lapidaiton des femmes adultères – puisse bénéficier de 8 interventions au Forum Social Européen de Londres. Les militants français du courant du parti Socialist Workers ont mené dès les premières affaires du voile des opérations de soutien au port du voile au lycée. Que ces thématiques aient été importées d’Angleterre, pays à la structure communautariste doit nous interpeller. Ce communautarisme d’ailleurs ne visait pas seulement les minorités religieuses immigrées : on pourrait rappeler les discriminations en Irlande du Nord, et surtout le sort de la classe ouvrière. Croire qu’il y a une religion des opprimés c’est encore nier par principe la diversité historique et culturelle des religions, refuser d’entendre celles et ceux qui sont d’ors et déjà visées par tant d’autres discriminations. Les années 1980-1990 ont bradé les luttes pour l’émancipation : la classe ouvrière, puis les immigrés ou leurs enfants victimes de racisme ont été niés, en substituant à leurs dominations d’autres clivages. Les combats à mener sont ceux de l’émancipation : ils passent par la dénonciation des religions quand elles oppriment et quand elles réduisent l’égalité. L’histoire des monothéismes a porté parfois des rébellions, mais aussi le plus souvent le patriarcat. 

Il me semble alors que deux principes doivent nous conduire

1. Affirmer le primat du politique commun sur le religieux particulier.

La politique n’appartient pas au ciel nébuleux, singulièrement dans un monde nébuleux où les croyances et les certitudes sont diverses. La seule solution consiste à construire un espace commun politique où la parole, le logos est à l’origine de la loi, ce qui peut bien s’appeler une souveraineté démocratique. Un.e citoyen.ne – une voix.  La défense de la laïcité, telle que définie par l’édifice de la loi de 1905 en constitue un pilier : séparation du politique et du religieux ; liberté de conscience et de culte ; neutralité du politique vis-à-vis du religieux. 

2. Dénoncer les usages politiques du religieux et les usages religieux du politique

La confusion aujourd’hui est extrême. Les forces réactionnaires de tout bord utilisent la religion : soit pour assigner une part de la population, soit pour réclamer des droits et privilèges liés à leurs religions. L’actualité en France met l’accent sur l’islam : il y a un racisme contre les musulmans ; il y a une revendication d’un courant de l’islam à refuser la loi commune. Tous deux doivent-être fermement combattus, et pour cela, toutes les religions doivent être considérées à égalité.

1« Il serait juste que les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec les boyaux de prêtres. Cette expression ne doit pas manquer de paraître assez rude et grossière, mais il faut avouer qu’elle est franche et naïve. Elle est courte, mais elle exprime assez, en peu de mots, tout ce que ces sortes de gens-là méritent. »

2« Dieu est, donc l’homme est esclave. L’homme est libre, donc il n’y a point de Dieu. Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant, choisissons. » Dieu et l’ État

3Introduction, II, « L’essence de la religion en général », §9

4id.

5Ludwig Feuerbach, L’essence du christianisme, 1841 (édition maspéro – p 129)

6Introduction à La critique de la philosophie du droit de Hegel

7L’idéologie allemande 

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