Sénèque (-4 65) attribue à Épicure (341 270) l’idée que le plus important ce n’est pas ce que l’on mange, mais avec qui l’on mange : « Il faut regarder autour de toi avec qui tu manges et bois avant de regarder ce que tu manges et bois ; car un repas de viande sans ami c’est une vie de lion et de loup. »1 Même Kant (1724 1804) reprend le conseil dans sonAnthropologie au point de vue pragmatique de 1798 (§88) : manger seul est malsain pour celui qui philosophe. On ne peut être plus clair, le repas possède une vertu philosophique éminente à condition de relever du banquet. Si Brillat-Savarin a popularisé en 1825 dans son Traité de physiologie du goût l’adage selon lequel « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », cela ne suffit pas, il faut dire aussi dis moi avec qui tu manges et je te dirai ce que tu es.
La culture grecque a inventé la tradition des banquets, les symposium. Véritables lieux de sociabilité, ils étaient le plus souvent réservés à une élite aristocratique et ne concernaient que les hommes. Le maître de banquet organisait les animations, décidait de la quantité d’eau à ajouter au vin pour le couper, promettant une ivresse plus ou moins rapide, une fête plus ou moins débridée. Les romains changèrent la tradition des banquets en convivia, puis bacchanales. Si les premiers conservaient un rôle social où les divertissements permettaient tout autant la sensualité que les jeux d’esprit, les seconds vont vite se transformer en ces orgies dont Astérix chez les Helvètes et Les lauriers de César d’Astérix donnent à voir tous les excès. Les fêtes des Bacchanales vont finir par être interdites par le senatus consultum Bacchanalibus en -186, le Sénat y voyant un danger pour la République.
On est très loin de tous ces excès avec Épicure, philosophe du plaisir modéré et de l’amitié. Il dut toute sa vie se défendre de telles débauches, et ce n’est que par une dérision qu’Horace peut écrire qu’il appartient à « la secte des pourceaux d’Épicure. » Tout ce que l’on sait de l’homme et de sa doctrine démentent cette mauvaise réputation. Épicure défend un hédonisme – doctrine selon laquelle le bonheur, c’est-à-dire la vie bonne – vient de la recherche du plaisir. La Lettre à Ménécée développe une véritable morale du plaisir, entendons par là que plaisir y constitue tout la fois le principe et le but de la morale. Il s’agit de se faire plaisir et pour savoir comment il suffit de suivre la sensation de plaisir. Il faut pour cela dissiper quelques malentendus. Premièrement la philosophie d’Épicure n’en reste pas à une recherche invétérée du plaisir, ne le confondons pas avec le philosophe Aristipe de Cyrène (-435 -356) pour qui tout plaisir, est un bien. Tout au contraire Épicure va-t-il developper une réflexion sur les plaisirs à poursuivre ou à rejeter parce que certains s’ensuivent de maux et d’autres non. Manger trop de chocolat, boire trop de vin, est à proscrire, non parce que la gourmandise serait un péché, au ai contraire de la religion chrétienne, mais parce qu’une crise de foie fait mal. Pour savoir quels plaisirs suivre et quels plaisirs rejeter, « c’est à travers la confrontation et l’analyse des avantages et désavantages qu’il convient de se décider ». L’excès, parce qu’il fait mal, devient un mal. Ainsi on pourra consommer ce que l’on veut, tant que cela ne génère aucun effet secondaire.
« Quand nous parlons du plaisir comme d’un but essentiel, nous ne parlons pas des plaisirs du noceur irrécupérable ou de celui qui a la jouissance pour résidence permanente — comme se l’imaginent certaines personnes peu au courant et réticentes, ou victimes d’une fausse interprétation — mais d’en arriver au stade oµ l’on ne souffre pas du corps et ou l’on n’est pas perturbé de l’âme. Car ni les beuveries, ni les festins continuels, ni les jeunes garçons ou les femmes dont on jouit, ni la délectation des poissons et de tout ce que peut porter une table fastueuse ne sont à la source de la vie heureuse : c’est ce qui fait la différence avec le raisonnement sobre, lucide, recherchant minutieusement les motifs sur lesquels fonder tout choix et tout rejet, et chassant les croyances à la faveur desquelles la plus grande confusion s’empare de l’âme. » Lettre à Ménécée – Lettre sur le bonheur
On ne saurait être plus clair. La frugalité est une condition de la vie heureuse. Pas avares de reproches, même contradictoires, ses ennemis soulignaient qu’il était modéré jusqu’à la pingrerie, soulevant le peu d’argent qu’il mettait dans les repas.
Cette approche relève d’un trait fondamental de la doctrine épicurienne, ici la gastronomie appartient aux désirs naturels non nécessaires. Épicure en effet, distingue plusieurs formes de désirs, et leur choix ou leur rejet conditionne notre bonheur. Il ne s’agit pas ici, encore une fois, de les rejeter vertu d’un principe moral a priori, mais du fait d’une analyse rationnelle de leurs avantages et défauts. Commençons parce qu’il y a lieu de refuser : les désirs vains. Il s’agit de tout ce que nous ne devons pas poursuivre, car ils seraient impossibles à satisfaire. On range parmi eux le désir d’immortalité, impossible à obtenir– dans les conditions de la médecine antique comme la nôtre -, on peut aussi y ranger le désir de gloire ou de fortune, lesquels dépendent plus des circonstances, des jugements des autres et ne sont donc pas de notre fait. Un trait commun à la plupart des désirs vains, c’est qu’ils rendent insatisfaits, malheureux du fait même qu’on les poursuive… en vain. Voilà pourquoi il faut les rejeter et s’en abstenir. Les désirs naturels nécessaires regroupent ceux qui, à l’instar des besoins vitaux, conditionnent notre vie. Il s’agit de ceux qui assurent la survie biologique, ceux qui nous permettent de vivre sans trop de douleurs corporelles ou de souffrances psychiques. Ainsi, il faut se nourrir, se vêtir, avoir un toit et l’assurance qu’on n’en sera pas dépourvus le lendemain. Comme le fait remarquer Marcel Conche, traducteur d’Épicure, l’épicurisme invite à rejeter toute forme de précarité. Un bonheur minimal est possible, mais à condition d’admettre un bonheur minimum. Restent les désirs qu’il nomme « naturels seulement », qui se comprennent par exclusion des deux autres : à l’encontre des désirs vains ils sont possibles, mais à l’encontre des désirs naturels nécessaires on peut s’en passer sans souffrir. Dès lors la gastronomie en fait partie, comme la plupart des innovations culturelles qui ajoutent du sel à la vie. Un morceau de pain peut suffire au besoin naturel nécessaire, mais si on y ajoute un peu d’huile d’olive et un fromage, c’est mieux, quoi qu’on puisse s’en passer. La cerise sur le gâteau c’est mieux, mais le gâteau sans la cerise c’est très bien aussi.
La fin de la lettre sur le bonheur affirme qu’il faut philosopher avec ses amis : y a-t-il meilleure occasion que les repas ? Épicure consacre de longs passages à l’amitié. On sait qu’il s’entourait d’amis dans le Jardin où il s’était retiré pour vivre paisiblement à l’écart du tumulte de la vie athénienne alors en crise. On dit d’ailleurs qu’ils étaient nombreux à accourirde tous côtés. Ces éléments biographiques ne sont pas anecdotiques, cat philosopher dans l’antiquité était une chose sérieuse, ces sagesses étant autant de modes de vie. Dans le traité Des Fins I, XX, Cicéron, qui par ailleurs ne cache pas ses reproches, nous dit que «de toutes les choses que la sagesse procure à la vie heureuse, rien n’est plus grand, plus fécond, plus agréable » que l’amitié. Le banquet philosophique épicurien était sobre, mais permettait le partage, avec toutes celle et ceux qu’il invitait. Celles et ceux : Épicure, à une époque où les athéniennes n’ont pas de nom propre, désignées comme « femmes des athéniens » les faisait participer à ces rencontres, comme il faisait participer ses esclaves.Le moment du repas permet de partager des instants de plaisirs, comme lorsque l’on échange sur la robe d’un vin, l’odeur d’un plat et les saveurs qu’il dégage. On dit que c’est très français : à table nous nous rappelons nos repas passés et nous en programmons déjà d’autres. Le mode de vie moderne, précipité, a inventé le fast-food, devenu junk-food solitaire, chacun mangeant les yeux dans le vague, assis parfois devant des vitrines. Heureusement des mouvements s’élèvent, et promeuvent la slow-food, choisissant des établissements où l’on a le temps de s’installer, de discuter avec les restaurateurs, et de manger des plats faits maison, avec des produits choisis. Le banquet épicurien, à partir de peu de choses, se reconstitue, et c’est en se souvenant du maître, en nous comportant à chaque instant « comme si Épicure te regardait ».
Diogène Laërce nous a rendu compte des derniers instants d’Épicure : « il se fit mettre dans un bain chaud et demanda un peu de vin pur ; lorsqu’il l’eut bu, il recommanda à ses amis de ne point oublier ses doctrines et mourut quelques instants après. J’ai fait à ce sujet les vers suivants : “Adieu, souvenez-vous de mes doctrines.“ Telles furent les dernières paroles d’Épicure mourant a ses amis. » Si ses amis nous ont transmis ses écrits, il n’a hélas pas manqué d’ennemis qui eux ont méthodiquement dénigré sa vie, ses mœurs. Les passions tristes ici l’ont un temps emporté sur la joie, et on aurait pu perdre sa philosophie, moquée par ses adversaires stoïciens, censurée par l’Église s’il n’avait eu une cohorte d’amis, par-delà les siècles, qui ont mis en œuvre sa recommandation : mieux vaut se souvenir du meilleur d’un ami que de déplorer en vain sa disparition. Partageons ensemble quelques instants de bonheur.
La recette, une salade grecque
On aurait pu ne pas réserver à Épicure cette recette et la mentionner à l’égard de tout philosophe de l’antiquité. Et pourtant, par sa simplicité, elle incarne le mode de vie épicurien : trouver le bonheur en se contentant de peu. Attention toutefois, pour être réussie, elle doit absolument recourir à des légumes frais, de saison, et cultivés en pleine terre pour le moins. Trop de tomates sur nos étals ont la même forme, la même couleur, et la même fadeur. Avant même que certains ne soient atteints d’agueusie du fait du Covid, l’industrie alimentaire nous a fait perdre trop de saveurs en faisant mine de nous offrir des produits toute l’année. La salade grecque fait partie du régime crétois qui a la réputation de prévenir certaines maladies cardio-vasculaires.
Dans un saladier mélanger les ingrédients fondamentaux : tomates, concombre, coupés en morceaux, huile d’olive, sel, poivre, et origan. On ajoutera quelques lamelles d’oignons frais : cébettes, ou oignons doux de Lésignan, ce dernier pouvant se manger comme on croquerait une pomme avec sa saveur sucrée. Quelques olives – par exemple de Kalamata -, et si l’on en trouve des caprons et un peu de pourpier. On dispose quelques tranches de fromage de Féta, légèrement poivrées et arrosées d’huile d’olive. Celles et ceux qui veulent ajouter des protéines pourront utiliser des pois-chiches (de Sifnos). Un trait de jus de citron rehausse le tout.
1In Lettres à Lucilius, XIX, 11, GF p. 113