Que n’a-t-on pas perpétué comme légendes sur Rousseau (1712-1778) ? Accusé tant de fois de misanthropie, il fut raillé par ses contemporains. Recevant un exemplaire du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Voltaire (1694-1778), jamais avare d’un bon mot, lui répond on ne plus ironiquement : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, et je vous en remercie. » Rousseau et Voltaire se font face pour l’éternité au Panthéon et doivent, lorsque les visiteurs ont quitté la crypte, tenir de longs discours, mais il est probable qu’ils ne seront pas en accord sur les repas. Voltaire voulait épater la France entière et rivalisait de tables bien fournies, où les viandes ne manquaient pas, quand Rousseau se faisait l’apôtre d’une sobriété de bon aloi. C’est sur le plan de leur rapport à l’alimentation que Michel Onfray aiguise contre le Citoyen de Genève ses piques les plus acerbes – et avec sa mauvaise fois habituelle. En quelques lignes, il termine le chapitre qu’il consacre à Rousseau dans Le ventre des philosophes par une galerie de végétariens illustres « amateurs de sang et chair fraiche » dont il extrait deux noms Saint-Just et Hitler et de conclure pour le condamner « est-il utile de s’étendre ? » On lui adresse à notre tour la question tant la reductio ad Hitlerum constitue le degré le plus bas de l’absence d’argumentation, comme l’indiquait Leo Strauss, dans Droit naturel et histoire : « l’erreur, si souvent commise ces dernières années, de substituer à la réduction ad absurdum la réduction ad Hitlerum. Qu’Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter. »
Rousseau était en effet végétarien, et ce parti pris diététique s’assortit d’une solide théorisation des rapports à l’alimentation comme d’une certaine morale. Les raisons pour lesquelles il refuse de consommer de la chair animale relèvent de plusieurs ordres et prennent place dans le complexe édifice qui relie la nature et la culture, thème oh combien important aux Lumières.
Manger de la viande rend cruel
À bien des égards, pour Jean-Jacques Rousseau manger de la viande serait immoral. C’est la raison pour laquelle il en proscrit la consommation au Livre II de Émile ou de l’éducation (1762) car « il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes ; cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. » (GF p. 197) Rousseau n’hésite pas à forger une théorie des mentalités des différents peuples en la rapportant à leur alimentation. N’oublions pas le contexte : Émile paraît après L’Esprit des lois (1748) de Montesquieu et De l’Esprit(1758) d’Hélvétius, deux ouvrages qui entendent rendre compte des tempéraments des peuples et ils en cherchent l’origine dans l’influence du milieu ou l’éducation. Aux Lumières les plus grands savants se piquent de traités d’éducation dans la mesure où ils attendent d’elle le progrès de l’humanité. Attention, l’éducation ne se comprend pas seulement comme un fait institutionnel, l’école – dont il faudra attendre les grandes lois de la III° République pour en voir les effets – mais désigne l’ensemble des effets de l’expérience.
Ainsi dans L’Esprit des lois Montesquieu rapporte les comportements des peuples aux climats, amorçant une forme de sociologie politique qui lui vaudra de figurer dans la liste des étapes de la pensée sociologique de Raymond Aron. Helvétius pour sa part étend le domaine de l’éducation aux lois, aux mœurs, aux amis et maîtresses, toutes formes d’expériences des sens et de l’esprit : l’éducation peut tout car tout est éducation. Rousseau en tire les conséquences pour son traité d’éducation, l’Émile, cherchant comment rendre un enfant à la hauteur du citoyen, citoyen dont la théorie se trouve publiée la même année dans Le Contrat Social.
La consommation de viande aurait ainsi un effet sur les tempéraments. Elle rend cruel par les circonstances violentes de sa production, la chasse et la mise à mort des animaux. « Tous les sauvages sont cruels ; et leurs mœurs ne les portent point à l’être : cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme à la chasse, et traitent les hommes comme des ours. » Émile II, p. 191. Il avance même un argument que reprendra Kant plus tard : en Angleterre les Bouchers ne peuvent être juges : « Les bouchers et les chirurgiens sont reçus en témoignage ; mais les premiers ne sont point admis comme jurés ou pairs au jugement des crimes, et les chirurgiens le sont. » idem
Le respect moral dû à l’animalité
L’habitude du sang ferait perdre le sens moral par l’habitude de la chasse et de la cruauté. Kant, en faisant des devoirs des être humains envers les animaux un analogon de la morale retiendra la leçon, tout en appréciant pour sa part la bonne chère, et pensant que les animaux n’ont aucun droit. Pour Rousseau en revanche les animaux ont droit à un respect moral, car il fait dériver la justice et la morale d’un sentiment, et non d’un commandement religieux ou d’un calcul rationnel. « Si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible; qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre. » écrit-il dans le Second Discours. Les animaux partagent avec nous une forme d’empathie, la pitié, dont il donne quelques exemples en reprenant les propos de Plutarque, auteur d’un texte qui circulait à l’époque sous le titre : Que les bêtes ne sont pas si bêtes. Rousseau cite dans l’Émile un long passage où Plutarque défend le végétarisme, et dans le Second Discours il décrit l’horreur qui saisit les bœufs approchant des boucheries, abattoirs au cœur des villes, ou au contraire l’attachement des mères pour leurs petits. De ce fait l’animal n’étant pas une créature insensible, ni amorale, il faut la respecter, ce qui s’accorde mieux avec un régime végétarien que carnassier.
La chute : le processus de culture et l’alimentation
Rousseau constitue une figure ambivalente aux Lumières. Dans le siècle qui a proclamé le progrès des mœurs par la raison n’est-il pas celui qui proclame que « l’homme qui médite est un animal dépravé » ? Et ainsi sa gloire, tout illusoire qu’elle fut, vient de son Discours sur les sciences et le arts de 1751 où il développe l’idée que, contrairement au souhait des Lumières, le progrès des sciences et des arts ne s’est pas accompagné d’un progrès moral. En un sens tout le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes vient montrer les ressorts secrets de ce processus par lequel nous avons quitté notre nature : « Les hommes sont méchants; une triste et continuelle expérience dispense de la preuve; cependant l’homme est naturellement bon. » Second Discours, Note 9. On ne saurait ici faire droit au mépris de Voltaire qui voit dans le rousseauisme un appel à manger nu des racines, car la bonté dont il s’agit n’est pas celle d’un bon sauvage idéalisé, quand bien même Rousseau s’appuie, comme Hobbes avant lui et Diderot à la même époque sur les récits des explorateurs. Rappelons premièrement que lui-même doute de l’effectivité d’un état de nature, sinon il ne commencerait pas par cette mise en garde dans le même Discours : l’état de nature est « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. » Comme pour nombre de théoriciens avant lui, le recours à l’état de nature représente moins un fait historique qu’une hypothèse de pensée pour comprendre les ressorts de la vie en société. Quand il envisage où et comment l’homme a pu sortir de l’état de nature, Rousseau ne considère qu’un événement hasardeux : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » comment cela est-il arrivé ? Bien heureux celui qui pourra le montrer et Rousseau précise « que les événements que j’ai à décrire ayant pu arriver de plusieurs manières, je ne puis me déterminer sur le choix que par des conjectures. » La possession d’un terrain, résultant des nécessités pratiques del’agriculture, constitue le point de bascule de l’humanité. On sait combien le passage, pour l’alimentation, de la chasse et cueillette à l’élevage et l’agriculture ont eu de répercussions sur le mode de vie. De nomades, les hommes se retrouvent sédentaires et la division s’installe : division du travail entre les divers corps de métiers, mais aussi division sociale, tant les stocks rendus possibles par l’agriculture génèrent le douloureux problème de l’inégalité. On le sait, Rousseau au contraire des fondateurs de la pensée libérale, comme Locke, ne croit pas que le droit de propriété ne soit naturel ni juste : « Tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire ; mais l’acte positif qui le rend propriétaire de quelque bien l’exclut de tout le reste. » Du Contrat Social, L. I Chp. 9
La frugalité comme idéal social
Contre les excès d’une société qui confond le progrès avec le luxe Rousseau est le partisan d’une alimentation frugale. Végétarien, il ne rejette pas les laitages, qu’il trouve d’ailleurs plus proches des légumes que de la viande et auraient été les premiers repas dans l’état primitif. La société ensuite dispense des mets plus complexes, et nous fait oublier cette simplicité première. C’est à l’alimentation qu’il applique l’adage selon lequel l’habitude est une seconde nature qui fait oublier la première. Cette conception des rapports entre la coutume et la nature remonte au moins à Aristote, est reprise par Cicéron puis Pascal. Il s’agit de montrer que ce que nous tenons pour naturel, comme les goûts que nous avons, ne l’est pas en fait parce que nous y avons été habitués mais que nous avons perdu la trace des processus d’apprentissage qui les ont généré. Inversement, pour éviter qu’à l’âge adulte nous ne soyons que trop intéressés par le plaisir de l’estomac, il encourage à ne donner aux enfants que des mets simples. Si nous n’habituons pas l’enfant au vin – pratique encore en vogue il n’y a pas si longtemps – il n’en supportera pas l’acidité.
Il faut dire que le plaisir du goût est puissant, celui « qui nous affecte le plus » dit-il dans l’Émile. Il y voit le moyen par lequel la nature, dans son harmonie, nous indique directement les mets comestibles et ceux qu’il faut rejeter. Parce que c’est un sens de contact matériel – là où la vue est un sens à distance – il ne suppose ni interprétation, ni imagination, et en ce sens est l’un des plus naturels. Raison de plus pour se méfier d’une alimentation faite de trop d’artifices. Certes on peut succomber à « quelque pièce de four plus délicate que le pain » (id.), mais surtout pas donner dans de la gastronomie trop complexe. Par là il frappe le peuple français là où cela fait mal : « il n’y a que les Français qui ne savent pas manger, puisqu’il faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables. » (id. p. 194) Il finit par donner l’image repoussante du gourmand qui ne pense qu’au plaisir gustatif affecté d’une âme faible. « La gourmandise est le vice des cœurs qui n’ont pas d’étoffe. » p. 194
Lui même respectait ces dispositions et cette simplicité. Dans Les confessions, au livre II il indique avec précision la nature de ses repas : « Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler; mon bon appétit fera le reste quand un maître d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. » Il ajoute qu’il dépensait peu – sa pauvreté d’alors de toute façon lui interdisant tout excès. Pour retrouver la nature humaine, il faudrait renoncer aux plaisirs excessifs de la table. Gageons que Rousseau n’a pas assez médité ici les rapports de la culture à la nature, et reprenons l’argumentation de Pascal : « la coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » Il serait ici vain de retrouver une première nature, plus vraie que celle que lui a substitué la coutume. Nous ne saurons jamais ce qu’elle est, car notre nature réside tout entière dans les variations que produit la culture.
La recette
Pour suivre à la lettre les Confessions de Rousseau, je me suis demandé quel repas faire avec « du laitage, des oeufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable ». La solution est toute trouvée : des tartines d’œuf façon meurette. Cette recette est fort en vogue dans le pays lyonnais, et peut tout-à-fait se faire avec un vin passable s’il en est, du beaujolais nouveau.
Pour 4 personnes
4 œufs
1/2 litre de beaujolais
2 ou 3 oignons frais
2 carottes
Une poignée de champignons (ils remplacent les lardons de la recette traditionnelle pour respecter le végétarisme de Rousseau)
Un petit fromage chèvre frais
4 belles tranches de pain complet
Du beurre (pour le laitage, mais on peut préférer l’huile d’olive)
Aromates (laurier, thym, fines herbes ou cébette)
Faire revenir les oignons et carottes finement émincées dans un peu de beurre, ajuster de sel et de poivre. Verser le vin et laisser mijoter jusqu’à ce que la sauce diminue de moitié.
Porter de l’eau à ébullition dans une casserole moyenne. Pendant ce temps faire griller les tranches de pain. Tartiner le fromage frais sur chacune d’entre elles.
Pocher les 4 œufs dans l’eau bouillante. Il n’y a pas de méthode qui vaille mieux qu’une autre, débrouillez vous (mais ne brouillez pas les œufs).
Comme dit Rousseau dans l’Émile il n’y a plus qu’à pratiquer « l’art de dispenser sobrement tout cela » : dressez les assiettes en mettant dans chacune d’abord un peu de sauce au fond, posez la tartine de pain, puis l’œuf sur lequel vous verserez une cuillère de sauce avec le fond de carottes et oignons. Pour suivre Rousseau ne buvez pas le reste de vin passable. Ou alors laissez vous aller à un surcroît de gourmandise, et choisissez un bon beaujolais, parmi les 10 crus du Beaujolais :
Chiroubles (360 ha) ;Fleurie (870 ha) ;Saint-Amour (320 ha) ;Brouilly (1 300 ha) ;Côte de Brouilly (310 ha) ;Juliénas (580 ha) ;Régnié (400 ha) ;Moulin à Vent (660 ha) ;Morgon (1100 ha) ;Chénas (270 ha)