S’il est bien un livre de philosophie que l’on se prend parfois à dévorer, c’est le Prince de Machiavel (1469-1527). Il a été lu, médité, digéré et régurgité par tant de lecteurs, philosophes ou politiques, philosophes et politiques parfois, que l’on frise l’indigestion devant la somme de commentaires auxquels il a donné lieu. Le penseur de la ruse et des coups-bas ne consacre pas de thèses majeures à l’usage des poisons, dont on sait pourtant qu’ils étaient fort en usage de Florence à Venise en passant par Rome pendant la Renaissance italienne. Tout au plus laisse-t-il entendre que la figure exemplaire du Prince, Cesar Borgia, duc du Valentinois, en aurait peut-être fait usage contre son frère, Giovani, duc de Gandie. La légende veut aussi qu’Alexandre VI, leur père, soit mort empoisonné par accident. Cesar Borgia aurait empoisonné le vin du Cardinal de Corneto, mais une bévue d’un domestique l’aurait fait servir à Alexandre VI, dont le cadavre n’a pu être exposé en public tant il était, selon les récits de l’époque, « noir, enflé, affreux, indices manifestes du poison. » Cesar Borgia, présent au même dîner est ensuite tombé malade, le rendant incapable d’agir pendant la succession du Pape, amorçant alors sa déchéance.
Toute la vie de Machiavel est liée à la question politique. Il y met toute son énergie et y consacre toutes ses recherches. La situation particulière de Florence, tout en rebondissement, lui donne occasion de penser ce qu’est l’action politique et quels sont ses ressorts. Car c’est bien de l’expérience de son activité au service de la République de Florence qu’il s’agit. Il ne rédige pas un traité de pure spéculation : il a mené des ambassades, a suivi des armées, a rencontré le roi Louis XII, a côtoyé Cesar Borgia. Dans une Lettre à Vettori présentant le projet du Prince il précise : « quant à mon ouvrage, s’ils prenaient la peine de le lire, ils verraient que je n’ai employé ni à dormir ni à jouer les quinze années que j’ai consacrées à l’étude des affaires de l’État. Chacun devrait tenir à se servir d’un homme qui a depuis longtemps acquis de l’expérience. » En 1494, les Médicis perdent le pouvoir à l’occasion de la prise de la ville par les armées françaises et s’instaure une République. Machiavel entre au Conseil des dix, dont il devient peu à peu le secrétaire, après l’exécution du prédicateur fou Savonarole, en qui il avait vu la figure même du prophète désarmé, incapable de mener à bien ses vues. Il assure des missions diplomatiques, et voyage, tirant des leçon des manières de gouverner, de prendre et de conserver le pouvoir. En 1504 il est en mission à Lyon, déjà célèbre pour sa cuisine, dont Érasme a pu dire : « on n’est pas mieux traité chez soi qu’on ne l’est à Lyon dans une hôtellerie. La mère de famille arrive d’abord pour vous saluer, nous priant d’être de bonne humeur et d’agréer ce qu’on vous servira. La table est en vérité somptueuse. » En 1512 les Français perdent leurs avantages, et se retirent. Les Médicis reprennent le pouvoir, Machiavel est emprisonné et torturé puis exilé. Il commence à rédiger ses œuvres principales : Le Prince dès 1513 qui sera publié à titre posthume ; les Discours sur Tite live, les Histoires florentines, et en 1521 l‘Art de la guerre.
Machiavel se fait le témoin de ce qui s’offre à ses yeux, l’émergence de l’État. On dit parfois qu’il participe de l’invention de la notion d’État, qu’il renforce d’ailleurs en ajoutant à l’édifice la notion de raison d’État. Cela est vrai en partie. En partie seulement, parce que la lecture attentive de l’emploi du terme dans les textes ne permet pas toujours de dégager un concept unifié, tel qu’en donneront à voir les théoriciens de la souveraineté au XVI° siècle. Le mot stato, est encore chez lui très lié à la propriété des choses, à l’idée que l’on possède des biens dont on peut jouir et user. Le Prince ne désigne donc pas un pouvoir personnel, mais invite à penser la forme des Républiques et des Principautés, l’État ne se confond pas avec un prince, c’est-à-dire que l’État apparaît ici comme une instance à part. L’État est même en quelque sorte personnifié : il a des besoins (chapitre IX) ; les sujets peuvent s’en remettre à lui également. Enfin on voit que l’État impose une forme de rapport hiérarchique qui ne relève pas de la seule autorité personnelle.
Machiavel est un penseur de l’action politique. Le truisme de cette affirmation n’est qu’apparent, car il y a bien d’autres manières de penser la politique, par exemple comme celles qui y voient l’accomplissement déterminé d’une essence des choses, ou du destin. La clé de compréhension de l’œuvre de Machiavel tient à ce qu’en effet la politique y soit conçue comme action, comme un phénomène et non une essence éternelle. Il cherche à comprendre l’art politique « l’arte dello stato » – art plutôt que science, comme il faudra l’élucider. Il n’y a pas de nécessité à l’ordre politique, et comme s’en souviendra ensuite Hobbes, il faut savoir que les États sont mortels, il n’ont rien de naturel. D’où un rapport à la fortunequi ne cesse de hanter Machiavel. La fortune doit être comprise dans son ancien sens, proche de destin, celle dont les romains avaient fait une déesse, fortuna.
« Ainsi, la fortune, dans sa course impétueuse, va changeant, tantôt ici, et tantôt là, la face du monde » Capitolo, Poésies, in Œuvres, La Pléiade, p.85
Les États meurent, les grands hommes meurent, comme Alexandre ou César. La politique relève donc des conditions historiques, Louis Althusser y voit même l’un des apports majeurs de Machiavel. Pris négativement, cette idée semble annihiler toute action politique, liée au destin. En même temps elle rompt avec l’idée aristotélicienne selon laquelle par nature l’homme vivrait politiquement. Le politique, s’il peut mourir, doit aussi être institué. Dès lors il faut penser la possibilité d’une institution : c’est tout l’objet du Prince : le chapitre premier débute par la liste des manières dont les principautés s’acquièrent : par arme, par fortune ou par talent.
La politique suppose une égale part de liberté et de fortune, comme l’énonce le § XXV :
« Il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, et qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près la moitié. »
La politique devient un art par lequel le politique saisit l’occasion, entrevoit dans les jeux de la fortune le moment de l’action. Ce n’est pas une science certaine, car souvent ce n’est que rétrospectivement que l’on connaît les causes de la déchéance – et Machiavel soumis à la torture de l’estrapade dans sa prison le sait bien. Pour autant le destin ne suffit pas : une part de liberté devient nécessaire. Reste à penser cet art. Le parallèle avec l’art culinaire est ici pertinent. Le bon cuisinier pratique un art et non une science, il doit s’adapter aux circonstances que sont la fraicheur ou la disponibilité des mets, la matière des ustensiles de cuisine qui ne répondent pas de la même manière. Surtout il doit maîtriser l’art des accords et des combinaisons, comme le politique.
Le nom même de Machiavel fait frémir : il aurait légué une doctrine faisant l’apologie de l’immoralisme, tout Prince étant invité à mentir, tuer, trahir pour se maintenir au pouvoir. Faut-il voir ici un dévoiement de la politique ou tout au contraire la froide vérité de son essence ? Tout Prince serait-il voué à se perdre pour survivre ? Ce dernier serait en effet prêt à justifier toutes les turpitudes, et en sorte apporterait sa caution à toutes les manœuvres les plus scélérates. Cette opinion transparaît dans l’expression « machiavélique », où les moyens utilisés peuvent ne pas être bons. Il est l’auteur de conseils pour prendre et conserver le pouvoir, qui relèvent plus de la ruse que de la malignité. Il suffit pour cela de se référer au chapitre XVIII du Prince :
« Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite.
On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est, obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. »
Cette approche repose sur ce que certains ont pu qualifier de misanthropie. Justifiant la ruse et le mensonge, il nous met en garde contre l’angélisme :
« Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? »
Ainsi à de nombreuses reprises il affirme qu’en un sens les hommes sont portés à faire le mal : «les hommes sont plus enclins au mal qu’au bien» (discorsi, I, IX) ; «celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.» (le Prince XV) Et pourtant, Machiavel n’a de cesse de mettre au plus haut les notions de liberté. Les peuples entendent vivre libres ! L’art de la rencontre se décline aussi avec les poisons. Loin que la politique soit une promenade de santé, ou l’accomplissement de plans rationnels déterminés à l’avance, elle est incertaine car nous ne connaissons pas les intentions réelles de ceux à qui nous avons affaire : ils nous convient pour un traité de paix, mais veulent nous massacrer ; ils nous servent un vin capiteux de Falerne qui contient du poison. Le politique avisé se méfie donc, et à l’instar de Cesar Borgia se prémunit des poisons par des antidotes.
Machiavel n’a pas littéralement écrit que la fin justifie les moyens, mais si on le lit bien on peut cependant prendre au sérieux l’expression, dans la mesure où n’importe quelle fin ne justifie pas n’importe quels moyens. Il affirme littéralement que «le tout est de se maintenir dans son autorité.» Cette recherche de l’autorité est primordiale. Il faut que le détenteur du pouvoir, quel qu’il soit, maintienne les conditions d’une autorité possible. Il y a deux conditions : détenir un pouvoir, et assurer la paix. Dès lors tout n’est pas possible en cette matière, car on ne peut maintenir son pouvoir et la paix dans un climat de haine. Certes, une bonne manière de mettre fin à la haine serait de mettre fin à toute opposition, mais le massacre de masse des populations n’est pas une solution viable. Il vaut mieux une population qui détienne encore des richesses pour payer un tribut. Toute la question tient alors à la manière d’entretenir la paix. «SALUS PATRIAE SUPREMA LEX ESTO» écrit-il au chapitre 41 du Livre III des Discorsi. En effet, «La patrie doit se défendre par la honte ou par la gloire et, dans l’un et l’autre cas, elle est bien défendue.» Il s’agit avant tout de défendre la liberté :
«Partout où il faut délibérer sur un parti d’où dépend uniquement le salut de l’État, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie, mais, rejetant tout autre parti, ne s’attacher qu’à celui qui le sauve et maintient sa liberté.»
La question de la cruauté apparaît alors également une question de résultats. Il s’agit de comprendre à quelles conditions une action peut-être jugée bonne ou mauvaise. Machiavel refuse tout idéal, car il pense une politique du moindre mal. Ni tout à fait anges, ni tout à fait bêtes, les hommes tracent leur chemin parmi les circonstances, et le bon art politique consiste à faire le moins de mal possible.
Le salut de l’État passe avant celui de l’âme. On discute encore de l’athéisme de Machiavel, mais en lecteur des meilleurs philosophes antiques, il se garde bien de confondre la religion chrétienne et la croyance en dieu. L’état de l’Église romaine, notamment sous Alexandre VI Borgia a conduit à ce que l’Italie ait été courue, pillée, violée, déshonorée, par les Français, les Espagnols et les Suisses. Au Chapitre XXVI du Prince il en appelle à « Libérer l’Italie des barbares », et cela passe par le conflit avec le Pape. Machiavel n’a jamais témoigné beaucoup de respect pour la religion. Dans son Règlement pour une société de plaisir, il préconise de ne se confesser qu’une fois l’an, et encore, « le confesseur devra être aveugle ; et s’il peut être en outre dur d’oreille, ce n’en sera que mieux. » De nombreuses légendes courent sur sa mort, et donnent plusieurs versions de son dernier rêve, rapporté notamment dans l’Encyclopédiede Diderot pour souligner son athéisme. Hubert Prolongeau, auteur d’une biographie de Machiavel propose ce récit :
« J’ai d’abord vu une foule mal habillée et miséreuse puis un groupe d’hommes noblement habillés et occupés à discuter. J’ai cru reconnaître parmi eux certains esprits de l’antiquité. Je leur ai demandé à tous qui ils étaient. « Nous sommes les béats et nous allons au Paradis» dirent les premiers. « Nous sommes les damnés et nous allons en enfer, car le savoir de ce monde est ennemi de Dieu» répondirent les seconds.» Machiavel a le souffle court. Il se reprend, regarde ses amis : “je préfère aller en enfer discuter de politique avec eux plutôt que de m’ennuyer au paradis avec des imbéciles.” »
La recette : pavé de truite sauce morilles
La recette du poison des Borgia, la Cantarella, était bien connue d’Apollinaire :« la substance que Borgia utilisait conjointement avec l’arsenic, mais sans le savoir, était le phosphore, un secret qui avait été divulgué aux Borgia par un moine espagnol, qui connaissait aussi l’antidote spécifique, ainsi qu’un antidote pour l’arsenic, on voit donc qu’ils étaient bien armés. » Il faut savoir aussi que bien des aliments quotidiens peuvent être de véritables poisons, si on ne les prépare pas bien. Ne disons rien de certains champignons vénéneux. La feuille de rhubarbe verte peut engendrer des convulsions et des soucis respiratoires, voire plonger dans le coma. Le célèbre poisson Fugu si apprécié des Japonais cause 2 à 3 morts par an en moyenne, quand il est mal préparé. À défaut de fugu, dont la préparation requière un agrément de l’État japonais sanctionnant de dures épreuves, donnons-nous alors un léger trouble avec la morille. Consommée crue elle peut causer des symptômes neurologiques, accompagnés ou non de troubles digestifs.

4 Pavés de truite avec la peau
20 g Morilles déshydratées (au bout de 6 mois de séchage elles ont perdu leurs toxines) ou des morilles congelées (à faire cuire, bien sûr)
20 cl Crème liquide
500 g de pommes de terre nouvelles
Hydratez une heure à l’avance les morilles sèches, ou bien suivez les instructions de préparation des morilles congelées et faites cuire ces dernières (attention au sable et à la cuisson).
Lavés les pommes de terres nouvelles sans les éplucher, couper en deux les plus grosses. Dans un fait-tout, faites revenir un peu d’oignons hachés dans de l’huile d’olive, jusqu’à ce qu’ils blondissent. Ajoutez ensuite les pommes de terre, versés un bon verre d’eau – en s’évaporant elle permettra la cuisson des pommes de terre sans qu’elles ne brûlent. Comptez une quinzaine de minutes de cuisson, ajoutez sel et poivre en cours.
À la fin de la cuisson des pommes de terre, qui prennent une belle couleur, cuisez les pavés de truite dans une poêle huilée, 8 minutes côté peau. Pendant ce temps faites chauffer la crème avec les morilles dans une casserole. Quand les pavés sont cuits, ajoutez la crème et laissez sur le feu 2 minutes. Servez à l’assiette, quelques pommes de terre avec des brins de ciboule et les pavés de truite recouverts de crème et de morilles. Choisissez l’accord du vin – mais ouvrez le vous-même par sûreté !