Épicure, le bonheur tout simplement

Article paru dans La Raison N° 661 mai 2021

Parmi des figures marquantes de la pensée libre, aujourd’hui, je souhaite rendre hommage à Épicure (341-270), le philosophe du jardin, ainsi appelé parce qu’il avait fuit les tumultes de la vie politique athénienne en crise pour philosopher avec ses amis dans son Jardin. Pour lui « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, produit la vie heureuse. » Philosophie du bonheur, elle a vite été raillée par ses concurrents, les stoïciens notamment, puis elle n’a perduré qu’à titre de littérature clandestine sous l’emprise du catholicisme, avant son retour sous les Lumières radicales. Il ne nous reste matériellement pas grand-chose de cette figure éminente du courant matérialiste : trois lettres, quelques Maximes « capitales » et des sentences vaticanes. Heureusement, l’acharnement de ses adversaires à le dénoncer a rencontré la persévérance de ceux qui l’ont honoré pour qu’on en conserve l’essentiel : notamment le Poème De la nature du latin Lucrèce.

Quadruple remède, qui résume la pensée épicurienne : Ne craignez pas les dieux ; Ne vous inquiétez pas de la mort ; Le bonheur est facile à obtenir ; La souffrance est facile à supporter

Épicure est d’abord un rationaliste qui met toute la puissance de la pensée au service de la quête du bonheur. Son Canon – règles de la connaissance et de la logique – rapporte les phénomènes que nous percevons à ce qu’ils ont de plus rationnel : s’il fait des hypothèses sur le choc des nuages dans la création des éclairs, c’est pour implicitement repousser la croyance mystique dans la foudre divine. Car pour lui la science doit rompre avec les explications religieuses qui constituent un obstacle au bonheur. Il inaugure une pensée de défiance vis-à-vis de la religion – sans faire profession d’athéisme, ce qui serait tout à fait anachronique. La religion s’incarne dans la superstition dont se nourrit des cohortes de prêtres se nourrissant de la crédulité populaire.

Toute sa philosophie – comme l’étaient presque toutes les sagesses antiques d’ailleurs – consiste à définir les conditions du bonheur. Il le définit rationnellement en commençant par écarter ce qui l’empêche, la crainte des dieux et de la mort ; puis il propose d’en définir les conditions : une part de liberté, une recherche du plaisir modéré par un calcul des désirs qui ouvre à une véritable attitude de moralisation de soi.

Il n’y a pas de raison de craindre les dieux, car si ces derniers sont conformes à l’idée générale que l’on se fait d’eux, pleins de perfection et de béatitude, ils n’ont pas à se soucier de nous. Les dieux d’Épicure vivent paisiblement sans se préoccuper des affaires humaines. Le rejet de la peur de la mort est décisif. Les grecs anciens, comme nous, ont bien des raisons de craindre la mort : crainte de l’agonie, crainte d’une vie écourtée, crainte de la possibilité des enfers post-mortem. Or Épicure propose tout simplement que nous ignorions le risque de la mort. L’immortalité est – pour le moment – impossible, et nous souffririons trop à vouloir l’impossible. Quant à la crainte de ce qui nous arriverait après, il en réduit la portée. Il nous rappelleque nous utilisons un mot sans savoir s’il renvoie à une réalité : plutôt que de parler de la mort lui conférant une épaisseur et par là une existence temporelle, il parle plutôt de « non-vie », car il est certain que nous constatons que si la vie s’arrête, nous n’avons aucune preuve d’une continuation de la vie. Duchamp gravera sur sa tombe, « c’est toujours les autres qui meurent. » Parce que nos connaissances se fondent sur la raison et les sensations que nous avons du monde par nos organes, nous n’avons en fait aucune connaissance de la mort. En revanche, puisque la fin de vie atteste de la disparition des sensations, ne serait-ce que par la disparition des organes du corps, alors nous n’avons pas à avoir peur de la mort.

Il nous reste à vivre. Toute la philosophie épicurienne se résume en un hédonisme modéré ; on dit qu’à l’entrée du Jardin il était écrit, « Ami, toi qui passe, entre, le plaisir est le souverain bien ». Pas le plaisir déréglé de la débauche, mais un plaisir de la modération, qui se contente de peu, l’excès étant le plus souvent accompagné de maux qui le suivent, ce que tout lendemain de fête un peu poussée confirme. Nous pouvons alors rationnellement régler nos désirs, accomplir les désirs nécessaires pour vivre, rejeter ceux qui par excès ou impossibilité nous affectent et profiter le cas échéant des plaisirs de la vie, dont l’absence ne nous fait pas souffrir : la cerise sur le gâteau c’est bien, mais le gâteau sans la cerise passe aussi. Il faut se souvenir alors que le minimum vital est lui indispensable, nos corps souffrants nous rendant malheureux. Si la pensée et la quête du bonheur est individuelle, elle n’est pas égoïste : seul le pervers peut prendre plaisir au mal d’autrui car tout mal est un mal. C’est la raison pour laquelle il fait de l’amitié le socle de sa conception de la vie en société.

Bibliographie

Épicure, Lettres et Maximes, Puf, édition de Marcel Conche

Épicure et son école G Rodis-Lewis, Folio

Apprendre à philosopher avec Épicure, Ellipses, B. Schneckenburger

Verbatim

N.B. la traduction choisie est celle du domaine public, parfois légèrement revue.

Lettre à Ménécée, Dite Lettre sur le bonheur

Philosopher n’attend pas et est à la portée de tous

« Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour l’assainissement de l’âme. »

Il ne faut pas craindre les dieux

« D’abord, tenant les dieux pour des vivants immortels et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne leur attribue rien d’étranger à leur immortalité ni rien d’incompatible avec leur béatitude. Crédite-les, en revanche, de tout ce qui est susceptible de leur conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas. »

Ni la mort

« Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation, et que la mort est l’éradication de nos sensations. Dès lors, la prise de conscience que la mort ne nous est rien autorise à jouir du caractère mortel de la vie.(…) Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n’est point, et que les autres ne sont plus. »

Le plaisir, seul point de référence

« Le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. (…) C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité. Justement parce qu’il est le bien premier et né avec notre nature, nous ne bondissons pas sur n’importe quel plaisir : il existe beaucoup de plaisirs auxquels nous ne nous arrêtons pas, lorsqu’ils impliquent pour nous une avalanche de difficultés. Nous considérons bien des douleurs comme préférables à des plaisirs, dès lors qu’un plaisir pour nous plus grand doit suivre des souffrances longtemps endurées. (…) On trouve d’autant plus d’agréments à l’abondance qu’on y est moins attaché, et que si tout ce qui est naturel est plutôt facile à se procurer, ne l’est pas tout ce qui est vain. Les nourritures savoureusement simples vous régalent aussi bien qu’un ordinaire fastueux, sitôt éradiquée toute la douleur du manque. »

Il faut choisir parmi les désirs lesquels sont utiles à la vie

« Certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont… que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires à la tranquillité de l’esprit, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la survie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. »

Le tétrapharmakos : les quatre principes essentiels 

  • « D’après toi, quel homme surpasse en force celui qui sur les dieux nourrit des convictions conformes à leurs lois ? 
  • Qui face à la mort est désormais sans crainte ? 
  • Qui a percé à jour le but de la nature, en discernant à la fois comme il est aisé d’obtenir et d’atteindre le « summum » des biens ;
  • et comme celui des maux est bref en durée ou en intensité »

La philosophie consiste à méditer avec ses amis ces principes

« A ces questions, et à toutes celles qui s’y rattachent, réfléchis jour et nuit pour toi-même et pour qui est semblable à toi, et veillant ou rêvant jamais rien ne viendra te troubler gravement : ainsi vivras-tu comme un dieu parmi les humains. Car il n’a rien de commun avec un vivant mortel, l’homme vivant parmi des biens immortels. »

Quelques passages des Maximes Capitales viennent préciser des points de doctrine : notamment l’idée que la justice tient dans le respect d’autrui, et que l’amitié est le ferment de la sociabilité.

« VIII. Nul plaisir n’est en soi un mal ; mais les causes productrices de certains plaisirs apportent de surcroît des perturbations bien plus nombreuses que les plaisirs. »

« XXVII . Parmi les choses dont la sagesse se munit en vue de la félicité de la vie tout entière, de beaucoup la plus importante est la possession de l’amitié. »

« XXXI . Le juste de la nature est une garantie de l’utilité qu’il y a à ne pas se causer mutuellement de tort et de ne pas en subir. »

« XXXIII . La justice n’était pas quelque chose en soi, mais dans les groupements des un avec les autres, dans quelque lieu que ce fût, à chaque fois, c’était un accord sur le fait de ne pas causer de tort et de ne pas en subir. »

« XXXIV . L’injustice n’est pas un mal en elle-même, mais elle l’est dans la crainte liée au soupçon qu’elle ne puisse rester inaperçue de ceux qui sont chargés de punir de tels actes. »

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