Sur le monopole de la violence légitime

En 2020, Gérald Darmanin s’est fendu d’une affirmation qui est depuis reprise en boucle par la macronie et l’extrême droite : “La police exerce une violence, certes légitime, mais une violence, et c’est vieux comme Max Weber !”. En 2021, Eric Zemmour a embrayé le pas : « Il n’y a pas de violences policières : les policiers ont, selon la grande phrase de Max Weber, le monopole de la violence légitime. » Sur ce plan – encore une fois – le ministre de l’intérieur et le dirigeant d’extrême droit avancent la même thèse, il n’y a pas de violences policières, car la violence de la police n’en serait pas une, elle est légitime et relève d’un usage de la force publique, il n’y a de violence que de l’ultra-gauche contre les forces policières.

Et pourtant les spécialistes de Max Weber ont très vite tenu à dédouaner l’un des fondateurs de la sociologie. Il ne cautionne pas la violence policière, il la définit : « l’État est cette communauté humaine, qui à l’intérieur d’un territoire déterminé (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime ».

La détention de la violence légitime est un critère qui correspond à la construction de l’État moderne, doué de prérogatives de souveraineté. Depuis Jean Bodin, qui en formule le premier le concept pur dans Les six livres de la République (1576), et Thomas Hobbes (1588-1679) qui en développe les conséquences les plus précises, l’État Léviathan ne se définit plus comme une propriété personnelle mais comme une institution qui a le monopole de la légalité et qui a pour cela la pleine puissance. L’État souverain est en effet celui qui peut imposer sa conception de l’ordre sur un territoire et une population. Pour ce faire il se doit d’être doué de la plénitude de puissance, s’imposer à ses sujets et ne dépendre de personne. De ce fait il définit ce qui est légal et illégal, proscrivant les violences qu’il estime illégitimes parce qu’illégales. Et pour ce faire il doit bénéficier d’une puissance absolue à laquelle personne ne peut espérer résister. Dans sa conception du pacte social Hobbes suppose que les êtres humains doivent sortir d’un état de nature où règne la violence inter-individuelle, la guerre de tous contre tous. Ils s’en remettent alors à une puissance inégalée sur terre, ce Léviathan comme il l’appelle par référence qu monstre biblique. Parce que l’État concentre alors les forces particulières de chaque sujet aucun ne peut s’estimer en capacité de s’y opposer. Notons cependant une implication inattendue de cette définition hobbesienne : elle laisse ouverte une forme de résistance. Il ne s’agit pas d’un droit de résistance au sens juridique ou même moral, mais d’une considération pragmatique : si un État abuse tellement de sa force pour s’imposer, faisant finalement plus de violence qu’il n’assure la paix, de fait les sujets voudront lui résister, mais au risque de retomber dans la violence de l’état de nature.

Max Weber analyse l’État en sociologue et non en juriste, moraliste ou politique. Cette citation est extraite de Le Savant et le Politique recueil de deux conférences de 1917 et 1919 où il entreprend classiquement un travail de définition et donc de distinction. Il s’agit pour lui en ce point précis de trouver un critère qui permette de discriminer le champ politique d’autres champs, comme ceux de la science, de l’économie ou de la religion par exemple. Ainsi l’État se présente comme le lieu où l’on distingue la violence illégitime qui prend le nom de crime de celle légitime de l’usage de la force pour assurer le droit. En reprenant la citation dans sa formulation, « l’État est cette communauté humaine, qui à l’intérieur d’un territoire déterminé (…) revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime » on voit bien qu’il ne tranche pas sur la légitimité elle-même mais montre que l’État l’affirme et même l’impose. Sociologiquement il se contente de décrire l’opération par laquelle le droit étatique se revendique lui-même d’une légitimité qu’en fait il suppose. Tous les régimes politiques font croire qu’ils sont légitimes, et cela ne dit rien de la valeur morale de leur action. Le troisième Reich ou la dictature de Pinochet se revendiquaient d’une constitution. Il faut trouver ailleurs la légitimité morale ou politique. Elle ne peut être policière.

Le conflit entre la légalité et la légitimité est aussi ancien que que la politique elle-même. Qui n’a pas entendu Antigone s’élever contre Créon en se réclamant de « La justice assise auprès des dieux » contre la loi de la cité ? Si la tirade de Sophocle (-495 – 406) se place dans une perspective théologique, l’histoire récente à son tour relativise le caractère absolu de la violence légitime d’État. L’Habeas Corpus en Angleterre a opposé à l’absolutisme royal l’interdiction d’user inconsidérément de la force. Ce n’est pas l’exécutif policier qui peut arrêter arbitrairement. Les révolutionnaires français avec la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 invitent à questionner l’action de l’État par l’article 15 qui stipule que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Ils vont beaucoup plus loin en 1793 en affirmant à l’article 33 que « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’homme. » Conséquemment, l’article 35 allait plus loin : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Constitution inappliquée du fait de la guerre que les puissances ennemies ont faite à la République, le principe qu’elle énonce en est cependant resté en mémoire. Ce n’est pas seulement le mouvement anarchiste qui entend légitimer l’opposition à l’État : nombre de penseurs mêmes libéraux ne prennent pas pour argent comptant la légitimité de l’État. Déjà John Locke dans le second traité du gouvernement civil affirmait que « quand les législateurs tentent de ravir et de détruire les choses qui appartiennent en propre au peuple, ou de le réduire en esclavage, sous un pouvoir arbitraire, ils se mettent en état de guerre avec le peuple, qui dès lors est absous et exempt de toute sorte d’obéissance à leur égard (…) ». Puis aux XIX° et XX° siècle de nouveau la question de la résistance dans le cadre de l’État de droit est interrogée. Les mouvements de la non violence s’en inspirent. Il s’agit de penser la possibilité de désobéir dans le cadre d’un état de droit, preuve insigne que la légalité en soi ne fait pas légitimité. La tradition de la désobéissance civile, ouverte par David Thoreau a été reprise par John Rawls, lequel la distingue fortement de la résistance, dans le cadre d’une opération armée face à un régime arbitraire, ou de l’émeute. Pour ce dernier, « la désobéissance civile peut, tout d’abord, être définie comme un acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement » (Théorie de la justice). Les récents mouvements de protestation aux États-Unis, notamment autour du slogant Black Lives Matter dénoncent la violence policière systémique. Les mouvements contestataires américains qui ont pour slogan « no justice – no peace » indiquent ici que l’obéissance à la loi, le respect de l’ordre public ont une limite dès lors que la légalité contrevient à la justice. Il s’agit d’obtenir de l’État un changement net dans la législation, et par conséquent de réclamer plus de droit là où le droit semble générer de l’injuste. 

Récemment, après les violences commises par les unités Brav-M, le ministre de l’intérieur, toujours dans le déni du caractère systémique de la violence policière, a mis en avant des dérapages personnels dus à la fatigue. Au contraire la re-militarisation de la police de maintien de l’ordre – usage de grenades, de gaz, de véhicules en mouvements ou de chevaux, notamment – accentuent le risque de violence. Les gardiens de la paix sont commués en Brigades de Répression (début de l’acronyme de BRAV-M : brigades de répression de l’action violente motorisées.) Cette escalade dans les moyens, la répression systématique de l’action contestataire, l’intégration de dispositions du régime d’exception dans le droit commun, renforcent l’arbitraire policier et non la légitimité de la violence publique. Non, la violence policière n’a rien de légitime.

Vous pouvez d’ailleurs signer cette pétition contre les violences policières d’État :

https://www.fnlp.fr/2023/04/03/appel-contre-les-violences-policieres-detat-contre-la-repression-pour-le-droit-de-manifestation/

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