Giordano Bruno, dit « Le Nolain » (1548-1600), le martyr de la raison

Sur la désormais très touristique place Campo dei Fiori à Rome se dresse une statue imposante, sombre et sobre, à l’emplacement où Giordano Bruno, moine apostat, libre penseur, fut brûlé, la langue clouée sur une planche de bois dit la chronique, après avoir passé sept années dans les geôles de l’inquisition. 

Giordano Bruno incarne jusqu’au martyr la figure de la libre pensée. En un siècle où le catholicisme a multiplié les bûchers, contre les hérétiques, les sorcières, les magiciens, les protestants, les libres penseurs, il a ouvert dans la difficulté extrême une voix à la science nouvelle. On s’étonnera peut-être enfin un jour que des personnes aient été arrêtées, torturées, brûlées, leur œuvre mise à l’index, parce qu’ont seulement osé développer des opinions divergentes sur la place de la terre dans l’univers. Bruno est pour toujours de ceux-là.

Philosophe errant, il s’enfuit en 1576 du couvent Dominicain de San Domenico Maggiore, à Naples, où son immense talent intellectuel était pourtant jusqu’alors reconnu. Pressentant cependant une condamnation en raison des doutes qu’il exprime, notamment sur la lecture catholique de l’aristotélisme, il prend la route et, sous d’autres noms, enseigne dans diverses universités et collèges les mathématiques, la philosophie et, ce qui faisait sa renommée, l’art de mémoriser,fort important à cette époque où les livres étaient si rares. Ses pas vont le conduire à Chambéry, Lyon, Paris, Londres, Padoue, Venise… Il faillit obtenir la chaire de mathématique qu’occupera l’année suivant Galilée. À Cambrai, mettant en scène un scolie sur la pensée d’Aristote, il doit s’enfuir pour éviter d’être lapidé par des collégiens excités par des partisans de la Ligue catholique en pleine contre-Réforme. Cela ne l’empêche pas d’être excommunié par les deux frères ennemis, aussi bien les calvinistes genevois que Rome. Dénoncé à Venise par un nobliaux trop paresseux pour tirer profit de ses leçons, il est ensuite envoyé à Rome où il va partager la prison et les tortures avec Campanella. Jusqu’au bout il ne renie pas ses thèses, il est alors jugé et brûlé vif par le bras séculier le 17 Février 1600.

Une thèse, une méthode

Giordano Bruno développe une thèse centrale : dans un univers infini, il existe nécessairement une pluralité de mondes et la terre ne peut être pensée statique au centre de l’univers. Fort de son excellente mémoire, il connaît tous les arguments antérieurs en faveur et défaveur du géocentrisme, et fait, un demi siècle avant Descartes, appel à la seule autorité de la raison : la vérité vient de l’entendement. « C’est à l’intellect qu’il appartient de juger et de rendre compte des choses que le temps et l’espace éloignent de nous. »

Ce n’est pas un hasard s’il manque d’occuper la chaire qui sera offerte à Galilée : comme la plupart des philosophes de son temps, il est expert aussi bien en textes qu’en nombres et multiplie les recherches mathématiques. Celles-ci permettent de développer la raison, ce que verront à leur tour tous les rationalistes du XVII° siècle : Hobbes, Spinoza, Descartes et même Leibniz. Notre vingt-et-unième siècle devrait s’en inspirer au lieu de sacrifier l’enseignement des mathématiques au lycée. Son parcours des textes classiques lui permet de développer une compréhension de l’historicité du savoir : le progrès des connaissances paraît le meilleur argument contre le culte de l’Autorité, qu’elle s’incarne dans la Bible ou dans Aristote. La raison qui juge engendre méthodologiquement le doute et implique la séparation des ordres. Torturé, il affirmera encore l’indépendance de la philosophie et de la science. Accusé de magie, il en donnera une définition en fait rationaliste : « la connaissance des secrets de la nature avec une capacité d’imiter la nature dans ses œuvres et de faire des choses qui paraissent merveilleuses aux yeux du vulgaire. » La révolution des sciences est en marche.

Penser l’infini

Sait-on si Bruno était connu de Pascal ? Toujours est il qu’on ne peut comprendre ces deux philosophes qu’en intégrant les problèmes immenses que pose la pensée des infinis, qu’ils soient mathématiques, temporels ou cosmologiques. Bruno en déploie rationnellement toutes les difficultés et implications. Sur le plan théologique, l’ancien dominicain, se demande en quelle mesure on devrait se satisfaire qu’un dieu doué d’une sagesse, d’une bonté, et d’une puissance infinie se soit contenté d’un seul monde. Et si notre monde est fini, que désignent ses frontières ? Comment penser une fin du monde sans penser immédiatement ce qu’il y a au-delà : la thèse de l’infini se révèle alors plus simple et plus rationnelle. Dès lors tout s’enchaîne : dans un monde infini tout est relatif dans le sens où il n’y a ni haut ni bas, ni centre ni périphérie. L’hypothèse aristotélicienne des lieux naturels vole en éclats et la terre ne peut plus être dite réellement au centre : « la terre n’est pas absolument au centre de l’univers, mais elle l’est au regard de cette religion qui est la nôtre. » Cela explique que les mouvements apparents des étoiles sont centrés sur nous, mais l’inverse est vrai : la terre peut sembler vue d’ailleurs se mouvoir également. Il propose des expériences de pensée sur la relativité des mouvements, comme celui appelé à une postérité de la chute d’une pierre le long d’un mat de navire en mouvement, observée du navire ou de la terre ferme. Sa conception métaphysique du monde semble emprunter au mobilisme universel d’Héraclite : tout est en mouvement, jusqu’au plus petites parties de la matière vouées à « un cours et un mouvement sans fin, tant par la multiplicité des transmutations et des formes que par la diversité des lieux. »

La pluralité des mondes

Les thèses cosmologiques de Bruno sont les plus importantes. «Les mondes sont infinis, semblables à notre terre, astres que je considère avec Pythagore semblables à la Lune, aux planètes et aux étoiles qui sont infinies. J’ai soutenu que tous ces corps sont des mondes innombrables, disséminés dans un espace infini, et c’est cela que j’appelle l’univers. » Cette pensée de l’univers s’apparente à un panthéisme. Dieu ne peut être pensée en dehors de l’univers, et au lieu de dieu il imagine une âme du monde, présente en chacune de ses parties, dans chaque parcelle de vie « je considère que toutes choses ont en elle une âme. ». Le mot « anima » désignait en latin l’âme et l’on voit que celle-ci proprement est ici animer les mouvements qui font l’ordre naturel. Au lieu d’un dieu créateur ex-nihilo il envisage une nature produisant sans cesse de nouvelles formes, « la nature est mère de toute chose », « l’univers est un grand animal ». Ces mondes sont probablement comme le nôtre habités et constituent d’autres société dans l’infinité productrice de la nature :

« “Ainsi donc les autres mondes sont habités comme l’est le nôtre ?” demande Burchio. Fracastorio répond : “Sinon comme l’est le nôtre et sinon plus noblement. Du moins ces mondes n’en sont-ils pas moins habités ni moins nobles. Car il est impossible qu’un être rationnel suffisamment vigilant puisse imaginer que ces mondes innombrables, aussi magnifiques qu’est le nôtre ou encore plus magnifiques, soient dépourvus d’habitants semblables et même supérieurs. ” »

Interrogé dès son arrestation à Venise, Bruno se défend en montrant qu’il tente simplement de présenter rationnellement ce qui habituellement est attribué à dieu : « j’ai souvent parlé en philosophe et non en bon chrétien. (…) J’ai enseigné et tenu philosophiquement des choses qui, selon la foi chrétienne, devraient être attribuées à la puissance, à la sagesse et à la bonté de Dieu, alors que moi je fondais ma doctrine sur le sens et la raison et non sur la foi. »

Hérésies

Ce n’est pas seulement la cosmologie de Bruno qui inquiète l’Église, pas plus que les thèses de Copernic ou Galilée, mais bien les conséquences théologiques et sa critique du christianisme. Il a pu traiter d’ânes Luther et l’apôtre Paul. Il met en cause, philosophiquement, plusieurs dogmes, notamment le mystère de la trinité, pour lequel il insiste lourdement sur son caractère incompréhensible. Il met en question la légende de la forme de la croix telle qu’elle est représentée par les chrétiens en s’en remettant aux traces historiques connues des supplices romains. Il ne pense pas un dieu créateur du monde, et penche pour un panthéisme naturaliste : « J’ai découvert l’identité de toutes les religions, et donc je n’en remets aucune en doute, car la divinité m’apparaît en toute chose, du grain de sable à l’étoile la plus éloignée, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. » Finalement tout le christianisme lui est étranger : « le christianisme semble la cause originelle de la décadence historico-universelle, parvenue à son sommet avec la réforme luthérienne. [il] retourne à ses principes originels d’ânerie et de pédanterie et prépare sa propre mort. » 

La renommée de Bruno lui a été immédiatement acquise. Les grands de ce monde l’ont fait défilé devant eux pour leur prodiguer des leçons de philosophie et de mnémotechnie. Kepler, alors que Bruno croupit dans les prisons de Rome, écrit à Galilée : « ne pas oublier que nous devons tout à Bruno, et que, si aujourd’hui nous pouvons faire ces recherches, c’est grâce à lui. »

Au XX° siècle, l’Église continue de penser que Galilée avait eu tort de la défier, même si elle reconnaît que la terre n’est plus immobile au centre du monde, et a sanctifié le cardinal Bellarmin, qui avait présidé aux procès de Bruno et Galilée, l’érigeant au rang de « Docteur de l’Église Universelle ». L’inquisition, devenue le Sacré Collège, s’est mue en Congrégation romaine pour la doctrine de la foi, dont l’un de ses anciens Préfet, le cardinal Ratzinger, est devenu Pape.

Bibliographie

Toutes les citations viennent de l’ouvrage de Jean Rocchi, l’errance et l’hérésie, éditions François Bourrin.

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