Darwin ou le matérialisme appliqué

Une méthode matérialiste : les science modernes. Article paru dans la Raison N° 680, Avril 2023

Le matérialisme relève davantage d’une méthode que d’une série d’affirmations dogmatiques. 

La découverte du mécanisme de l’évolution, plus précisément de L’Origine des espèces illustre bien l’application d’une méthode scientifique et matérialiste : il s’agit, comme le montrera l’épistémologue Gaston Bachelard, de partir deproblèmes. Le cadre théorique ancien dans lequel évolue le jeune Darwin est de plus en plus bousculé par des faits qui le contredisent. Là où le dogme se cache la vérité, quitte à nier les faits, les scientifiques réajustent le corpus théorique en conformité avec eux. Lorsque Galilée a vu les cratères lunaires, il a voulu les montrer à l’astronome du Vatican, lequel a répondu qu’il n’avait pas besoin de regarder dans la longue vue pour savoir ce qu’il allait voir !

Galilée a dû rompre avec la science de son temps, celle qui pensait un cosmos fini, ayant son centre terrestre et sa périphérie dans la sphère des « étoiles fixes ». Il en a été de même pour Darwin, dont nous ne pouvons saisir l’effort et la nouveauté qu’en relevant l’écart entre sa théorie et l’état des sciences du vivant contemporaines. Darwin ne pose pas la sélection des espèces comme un préalable à son observation. Simplement il remarque que la thèse antérieure ne rend pas bien compte des faits. La démarche de Darwin se déploie au sein de sciences du vivant en pleine recomposition. À la naissance de Darwin le terme de biologie vient à peine d’être proposé par Lamarck. Les premières tentatives de datation de la terre s’ébauchent lentement, sans lesquelles les conceptions de l’évolution sont impossibles à saisir. La sexualité elle-même est très mal connue, un siècle avant on en est encore à s’interroger sur la spontanéité du vivant. Il faut attendre la fin de la polémique Pasteur-Pouchet pour valider l’hypothèse de la reproduction du vivant contre celle de la création spontanée en 1854, au moment même où Darwin établit ses conclusions.

Les sciences modernes constituent un renversement de la question posée à l’univers. 

Depuis Aristote, et cela a été aggravé par la théologie chrétienne, on pense la recherche de causes finales : quel est le but des phénomènes, et l’on voit que cela permet vite de parler de création dans un but, de chercher l’auteur de tout ce qui a été fait dans un but : Dieu ordonnateur du monde. Après Spinoza, les Lumières ne cessent de critiquer le recours aux causes finales. La méthode expérimentale, qui a si bien fonctionné en astronomie et plus généralement en physique, consiste à ne plus se demander « pourquoi », c’est-à-dire « pour… quoi ? », mais comment. Comment les orbites des planètes peuvent être calculées par exemple. Cette opération finit par exclure la question du sens ultime des choses par une description des procédés participe de l’immanence de la démarche nouvelle. Il ne s’agit que de recourir aux propriétés des objets célestes – poids, vitesse, etc…- pour décrire leurs trajectoires. En sciences du vivant, peu à peu, la méthode expérimentale, mise en avant par Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale le démontre magistralement en 1865.

La recherche sur un plan d’immanence, voilà une démarche matérialiste : l’univers n’a en effet plus sa raison d’être hors de lui, dans un au-delà, mais en lui, dans la matière même.

Le temps long, donnée nouvelle

Reste un élément décisif parce que seul il peut rendre possible une conception du changement sur le long terme, montrer que la terre ne s’est pas faite en 6 jours. Dans l’univers de pensée des grecs, qui sera également celui des métamorphoses des espèces, le monde, entendu comme cosmos n’a pas d’âge. Il est éternel, comme le manifestent à l’observation humaine le mouvement des astres qui est régulier. L’idée d’un âge de la terre est d’abord le fait de certaines religions, comme en Mésopotamie, ou les religions du Livre. Attention toutefois, aucun texte biblique n’indique l’âge de la terre, ce n’est que par reconstruction que certains croient en déduire un âge certain. Au XVIII° siècle il y a plus de 200 datations qui circulent, entre 3483 et 6984 ans.  En 1654, l’Archevêque John USSHER calcule l’âge de la terre à partir des textes consacrés : 23 octobre – 4004 à 9 h du soir. Estimer l’âge de la terre, c’est d’abord estimer ce qui ne s’observe pas directement, mais seulement des traces. Ainsi en est-il des couches sédimentaires, qui s’imposent à notre regard mais qui n’ont été précisément décrites qu’au XVII° siècle (Niels Stenon). On peut alors estimer cet âge à partir d’extrapolations. Au XVIII° siècle Buffon propose des dizaines de milliers d’année dans son ouvrage Théorie de la terre, en 1749, même si dans ses carnets il envisage un temps plus long. La méthode est lancée estimer l’âge de la terre, c’est raisonner sur les traces physiques qu’elle laisse et non partir des textes théologiques. 

La rencontre du changement : le tour du monde sur le Beagle (27 décembre 1831 – 2 octobre 1836)

Penser un temps long de la terre rend concevable une théorie de l’évolution, mais cela ne veut pas dire que cela la rende imaginable : « La cause principale de notre répugnance naturelle à admettre qu’une espèce ait donnée naissance à une autre espèce distincte tient à ce que nous sommes toujours peu disposés à admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrés intermédiaires. » (…) « l’esprit ne peut concevoir la signification de ce terme un million d’années(…) »  l’origine des espèces. On le comprend, à cette échelle de temps, les effets sont proprement inimaginables. On ne saurait se représenter l’ensemble des générations et des variations sur une telle échelle. Voilà pourquoi nous n’en avons que des indices. Darwin en voit les effets lors de son périple en bateau sur le Beagle : suivant les côtes de l’Amérique du sud, il voit peu à peu d’insignes variations des animaux, qui attestent d’une disparité des espèces. 

Pour autant l’étude des fossiles en donne mieux encore la preuve. Dès l’antiquité, on remarque de telles traces de specimens disparus, le terme étant employé par Pline, mais cela peut tout-à-fait correspondre aux théories des âges cycliques. Il faut noter que le terme même de dinosaure apparaît en 1842, preuve encore une fois du caractère très récent de la biologie. La découverte également de spécimens de coquillage dans des zones où il n’y pas de mer pose problème. ces arguments vont donner lieu à des interprétations mythiques. Les créationnistes vont d’ailleurs tenter de dire que ces coquillages ont été déposés par Dieu. Pourquoi utiliser un argument si massif, l’intervention divine, là où l’âge de la terre peut rendre compte plus simplement, c’est-à-dire par la terre elle-même, du fait ?

La question de l’espèce est tout autant métaphysique que biologique

Les espèces ne s’observent pas, car, comme le montre Buffon: « N’existe réellement dans la nature que des individus. » Il reprend ici la thèse que dans l’histoire des idées on appelle « nominaliste », celle qu’Antisthène (444-365) rétorquait à Platon : « je vois bien le cheval, mais pas la chevalinité ». Autrement dit, devant des individus au sens statistique, qu’est-ce qui m’assure que la ressemblance entre eux rend compte d’une certaine réalité de leur essence ? Nous n’observons toujours que tel chien, Médor ou Rex, mais pas l’espèce, conception abstraite. Par conséquent, il faut revenir sur ces notions, qui ne sont pas des données issues directement de l’observation, mais des conceptions tout à la fois métaphysiques et scientifiques. Il s’agit de comprendre ce qui dans l’être rend compte de la permanence et du changement : ce qui opposait déjà Parménide, penseur de l’Un immuable et Héraclite, penseur du changement. Ces deux lignées philosophiques marquent directement la pensée, opposant l’idéalisme de Platon se référant à Parménide et le matérialisme d’Épicure, héritier d’Héraclite.

S’il intitule son ouvrage l’origine des espèces c’est qu’il entend en faire l’histoire, et montrer justement que la notion d’espèce n’est pas à l’origine des espèces, mais qu’elle est le fruit d’une histoire. 

Darwin est attentif à tout ce qui contredit une espèce en terme de modèle préexistant :

• La sélection artificielle des espèces par les éleveurs montre que l’on peut modifier peu à peu les espèces, qu’elles ne sont pas données, mais que leurs caractères se transmettent.

• Le statut des organes inutiles, ceux qu’il appelle « vestigiaux », car reflétant un caractère dont l’utilité s’est perdue. Ainsi dit-il dans l’origine des espèces : « chez les mammifères par exemple, les mâles possèdent toujours des rudiments de mamelles ; (…) Quoi de plus curieux que la présence de dents dans les fœtus de baleines, qui, adultes, n’ont pas trace de ces organes ? »

• Il y a enfin une communauté entre des animaux appartenant à des espèces bien diverses, comme « la disposition semblable des os dans la main humaine, dans l’aile de la chauve souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ; le même nombre de vertèbres dans le cou de la girafe et dans celui de l’éléphant ; tous ces faits et un nombre infini d’autres semblables s’expliquent facilement par la théorie de la descendance avec modifications successives, lentes et légères. ».

Si les religions se sentent attaquées par Darwin, c’est parce qu’elles sentent bien que ce ce qui est en jeu, c’est moins le rejet argumenté des textes religieux, que la proposition d’explications rationnelles, démontrables et moins compliquées que l’hypothèse divine, d’autant, scandale, que le hasard y a sa place ! La sélection n’est pas une adaptation et encore moins une lutte à mort, mais le simple résultat d’un fait : certaines mutations hasardeuses sont mieux à même de correspondre à l’état de changement de l’environnement. Comme disait Héraclite, panta rheitout change !

Merci de vos remarques, rédigées avec goût