Un matérialiste radical, La Mettrie

Article paru dans le numéro 683 de La Raison revue de la Fédération Nationale de la Libre Pensée

Julien Offrroy de La Mettrie est un médecin et philosophe, né à Saint-Malo en 1709 – une rue en porte désormais le nom – et mort en exil à la cours de Frédéric II de Prusse à Postdam en 1751. Claude Morilhat lui a consacré en 1997 un ouvrage intitulé La Mettrie, un matérialisme radical. Radical se prend ici en deux sens : une inscription de son matérialisme de cœur de ce qui fait le mécanisme corporel, écrivant en 1747 l’homme-machine ; radical par la hardiesse de son projet matérialiste et athée qui ne cesse de mettre en cause l’illusion pour ne pas dire l’imposture religieuse. Il préfère une approche scientifique à celle de la théologie :

« Que nous diraient les autres [que les physiciens médecins], et surtout les théologiens ? N’est-il pas ridicule de les entendre décider sans pudeur sur un sujet qu’ils n’ont point été portés à connaître, dont ils ont au contraire entièrement détournés par des études obscures, qui les ont conduits à mille préjugés et, pour tout dire en un mot, au fanatisme qui ajoute encore à leur ignorance dans le mécanisme des corps. » 

Sa thèse la plus célèbre est celle de l’homme machine à laquelle il consacre un ouvrage en 1747, développant toutes les conséquences de son matérialisme organique :

« Concluons donc hardiment que l’homme est une machine et qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance. Ce n’est point ici une hypothèse, l’ouvrage de préjugé ou de ma raison seule, mais le raisonnement le plus vigoureux à la suite d’une multitude d’observations physiques qu’aucun savant ne contestera. »

Une méthode matérialiste inspirée des sciences de son temps.

La Mettrie a eu une formation médicale, et il est tout à fait au fait des débats de la médecine de son temps. Se revendiquant de l’appel de Descartes à faire de l’anatomie, il prend résolument le parti d’encourager les médecins à se faire chirurgiens. N’oublions pas que quelques années auparavant la chirurgie n’était pas une spécialité de médecine, mais, tout au contraire, on rencontrait l’étonnante profession de chirurgiens-barbiers. Il tord le cartésianisme, résolument idéaliste ayant séparé méthodologiquement et ontologiquement l’âme et le corps, en feignant d’y voir la nécessité de passer de la thèse des animaux-machine évoquée par Descartes à celle de l’homme machine.

« Les divers états de l’âme sont donc corrélatifs à ceux du corps. Mais pour mieux démontrer toute cette dépendance et ses causes, servons-nous ici de l’anatomie comparée ; ouvrons les entrailles de l’homme et des animaux. »

Il n’hésite pas à rompre avec l’idée d’une différence ontologique entre l’homme et l’animal et suppose qu’on pourrait fort bien finir par enseigner le langage des signes des muets – encours d’élaboration de son temps – à un orang-outang.

Dès lors tout en découle nécessairement, mécaniquement : la connaissance, qui dépend de nos organes des sens ; la psychologie, le tempérament est lié aux humeurs du corps ; et même la morale, nous naissons doté de qualités que nous ne choisissons pas. La Mettrie en a-t-il eu lui même l’expérience ? Il dit qu’une série d’hallucinations après une indigestions d’huîtres lui a mis la puce à l’oreille : et si nos représentations n’étaient que des intuitions du corps ? Ce faisant il en appelle à la science expérimentale, la grande démarche des Lumières : « L’expérience et l’observation doivent donc seules nous guider ici. »

L’homme machine, tout d’une pièce.

La radicalité de La Mettrie s’inscrit dans le débat qui parcourt toute la philosophie des Lumières, et pas seulement celle du champ matérialiste : la différence entre l’organisation et l’éducation, l’un des formes dans lesquelles se dessine de nouveau la distinction, de nature, de culture. Son premier ouvrage L’histoire naturelle de l’âme (1745) fait bien l’histoire de l’âme, c’est-à-dire qu’il enquête sur les processus qui conduisent à produire telle ou telle âme, c’est-à-dire telle ou telle composition d’esprit. La Mettrie semble prolonger le matérialisme antique – on y reviendra dans sa conception du bonheur liée à l’épicurisme – en en restant à une conception mécaniste des agencements de l’univers et de l’homme :

« Je ne me trompe point; le corps humain est une horloge, mais immense et construite avec tant d’artifice et d’habileté, que si la roue qui sert à marquer les secondes, vient à s’arrêter; celle des minutes tourne et va toujours son train; comme la roue des quarts continue de se mouvoir: et ainsi des autres, quand les premières, rouillées ou dérangées par quelque cause que ce soit, ont interrompu leur marche. » 

Cette machine, il parlera même de machine infernale, doit doit tout à la sensation. Celle-ci, comme dans l’épicurisme, est à la fois source de la connaissance empiriste et de la morale, laquelle sera hédoniste.Nous connaissons par le corps et ses organes, et en cela La Mettrie est en dialogue avec l’empirisme de Locke, mais il va plus loin et forge une théorie des tempéraments liés aux corps. Ainsi nos tempéraments sont eux aussi liés au corps, à ses conditions de naissance comme aux humeurs liées à ce que nous ingérons. 

« Autant de tempéraments, autant d’esprits, de caractères et de mœurs différentes. Galien même a connu cette vérité, que Descartes, et non Hippocrate, comme le dit l’auteur de l’Histoire de l’âme [la Mettrie Lui-même qui se cache ], a poussé loin, jusqu’à dire que la médecine seule pouvait changer les esprits et les mœurs avec le corps. Il est vrai que la mélancolie, la bile, le flegme, le sang, etc. suivant la nature, l’abondance a la diverse combinaison de ces humeurs, de chaque homme font un homme différent. »

Par conséquent la morale découle directement de nos compositions corporelles. On peut y voir une forme de fatalisme, mais les Lumières veulent souvent rompre avec l’image idéaliste d’une liberté de la volonté – le libre arbitre d’un Bossuet – qui ne soit pas liée à des conditions. Il ne faut pas confondre l’idée que nous serions libre en faisant ce que nous voulons, avec celle que la liberté serait libre. Ici La Mettrie entre résonance avec Spinoza et Locke, si critiques avec la thèse du libre arbitre :

« Nous pensons, et même nous ne sommes honnêtes gens, que comme nous sommes gais ou braves ; tout dépend de la manière dont notre machine est montée. On dirait en certains moments que l’âme habite dans l’estomac, que van Helmont, en mettant son siège dans le pylore, ne se serait trompé qu’en prenant la partie pour le tout. »

Pourtant la conséquence juridique et morale peut-être surprenante : si nous subissons les atteintes de notre corps, nous ne sommes pas pleinement coupables. Cela n’ouvre pas à une société permissive permettant tous les outrages au nom de la force corporelle – ce sera cependant la lecture sadienne de La Mettrie qui, comme souvent, tord l’esprit des philosophes dont il se réclame. En revanche si la société peut se protéger contre le criminel qui agit conformément aux impulsions de son corps, elle n’a pas à le moraliser en ce sens qu’elle se doit se contenter de l’enfermer pour mettre fin à ses excès, mais qu’elle ne doit pas le culpabiliser. C’est un principe de commisération vis-à-vis de ceux que la nature n’a pas favorisés. 

« Savez-vous pourquoi je fais encore quelque cas des hommes ? C’est que je les crois sérieusement des machines. Dans l’hypothèse contraire, j’en connais peu dont la société fût estimable. Le matérialisme est l’antidote de la misanthropie. » 

Le criminel n’étant pas responsable de ses tendances, il est plus plaint que condamné. En conséquence, il devient inutile de vouloir lui faire prendre conscience de son crime, d’ajouter du remords à la faute. De ce fait la sanction se doit d’être aussi clémente que possible, trouver « de justes motifs d’indulgence ».

Un matérialiste du libertinage érudit

La Mettrie meurt au moment où naît le projet encyclopédique. On passe d’un matérialisme caché à la volonté de rendre, selon les mots de Diderot, la philosophie populaire. Sur la forme comme dans le fond, La Mettrie appartient au courant du libertinage érudit. Libre penseur, il pense cependant caché, et il a ses raisons : son livre L’homme-Machine a été brûlé avec Les pensées sur la nature de Diderot. C’est pourquoi il utilise les artifices de l’écriture clandestine : il publie une fausse recension de son livre si mauvaise qu’elle ridiculise par avance les autres critiques ; il fait paraître son éloge mortuaire comme s’il était décédé. Ce libertinage érudit le conduit à avoir une conception élitiste de l’écriture et de la vie : comme nous dépendons des componctions de nos corps, il dépend peu de nous que nous soyons voués à être philosophe ou manants. Il en tire une conséquence pour la liberté d’écrire : en somme les philosophes n’écrivant que pour ceux qui peuvent les comprendre, leurs écrits ne doivent pas être censurés car il ne seront pas compris du plus grand nombre et donc n’auront nul effet séditieux.

Enfin il est aussi libertin en matière de morale notamment en publiant un Anti-Sénèque ou traité sur le bonheuret La volupté. Il entend incarner ses principes : 

« Jouissons du peu de moments qui nous restent, buvons, chantons, aimons qui nous aime ; que les jeux et les ris suivent nos pas, que toutes les voluptés viennent tour à tour tantôt amuser, tantôt enchanter nos âmes ».

Est-ce pour cela qu’il a eu une mort matérialiste ? On dit qu’il a succombé à une indigestion de pâté de faisans aux truffes, lors d’un banque donné en son honneur par l’Ambassadeur d’Angleterre.

« Quand on a su profiter de tous les heureux moments, cueillir toutes les fleurs semées sur le fonds de la vie, c’était la peine de naître, de vivre et de mourir. »

Bibliographie :

La Mettrie, L’homme-Machine Gallimard Folio

La Mettrie, œuvres complètes, éditions Coda

Gérard Morilhat, La Mettrie, un matérialisme radicalI, Puf

Merci de vos remarques, rédigées avec goût