Publié dans le Sarkophage(c) en mai 2014
La pauvreté apparaît de plus en plus comme une forme de fatalité. Raison de plus pour s’intéresser à ceux qui l’ont toujours combattue. Tel a été le cas de Gracchus Babeuf, au cœur de la Révolution française.
Les trente glorieuses nous ont laissé croire que la pauvreté pouvait disparaître. Aujourd’hui, après quarante ans de crise, la situation s’est inversée. L’Insee compte 8,9 millions de pauvres. Les restos du cœur servent 115 millions de repas par an. Et cette année, les demandes d’étalement du paiement des impôts sont en hausse de 15 à 20 %. Partout la précarité s’installe. Pire, elle s’offre en modèle, à l’instar de l’ancienne dirigeante du Medef affirmant que l’amour étant précaire le travail pouvait l’être aussi. Les nouvelles modalités de recrutement des professeurs du secondaire prévoient une période d’un an de stage rémunéré au niveau du seuil de pauvreté. Dans un monde concurrentiel, l’inégalité des revenus semble désormais normale. S’il y a des riches, il faut bien qu’il y ait des pauvres. Nous-nous y habituons. À force de dire que nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde, nous-nous sommes résignés à son existence. À force de la voir à nos frontières, nous ne sommes plus surpris de la voir sous nos porches, sous les ponts. Après avoir aperçu tant de SDF isolés, nous croisons des familles sans plus d’étonnement.
Et pourtant. La pauvreté n’a rien d’inéluctable. Elle ne résulte pas d’une loi de l’économie qui, produisant des riches produirait de la pauvreté naturellement. L’indignation devant la pauvreté ne peut en rester à une posture morale, à une forme de sympathie aussi louable soit-elle. Contre l’idéologie libérale qui explique la richesse par l’esprit d’entreprise par une forme de fatalité ou de paresse des pauvres, il faut en démontrer le lien avec les entreprises de domination. S’il y a des riches et des pauvres, c’est que les premiers tiennent leur exception des premiers. Personnage singulier de la révolution française, c’est le message que n’a cessé de répéter Babeuf. Babeuf a véritablement incarné le portrait du pauvre révolutionnaire. Il l’a incarné en voulant s’en faire le porte parole, et a nommé son journal le Tribun du peuple, et pris le pseudonyme de Gracchus Babeuf en hommage aux réformateurs romains. Plus charnellement il l’a incarné dans sa vie, perdant sa fille en raison des privations dues à sa pauvreté, que sa femme a tant de fois tenté de combler, allant jusqu’à vendre les meubles pour survivre.
Babeuf a toujours combattu la pauvreté et le rejet des pauvres hors de la sphère politique. Alors que la Révolution de 1789 établissait un trait entre l’égalité et la liberté, et voyait dans la loi l’expression de la volonté générale, dès 1791 les girondins, Siéyès à leur tête, inventent le suffrage censitaire pour exclure le peuple des décisions. Babeuf s’insurge et en tire les conséquences : « là où il n’y a plus de droits, il n’y a plus devoirs. » La Révolution n’accomplit pas l’espoir qu’elle a suscité, et en refusant d’accorder des droits aux pauvres, elle fait d’eux « des esclaves et ceux qui leur dictent des lois des despotes. »1
L’intérêt de l’analyse de Babeuf tient à ce qu’il nie que l’inégalité puisse être jamais être légitime. Ainsi, c’est parce que tous les hommes ont les mêmes besoins que la nature les a produits égaux. Aucune différence sociale ne peut alors justifier qu’une telle inégalité se perpétue. Son Manifeste des plébéiens2 appelle à une insurrection nouvelle, pour enfin instituer l’égalité de fait, et ainsi « lier le sort » qui produit des différences injustifiables. Il proposait un droit universel, car « l’égalité parfaite est de droit primitif ». On sait qu’il a revendiqué l’égalité entre hommes et femmes, associant dans un même rejet le régime monarchique et le régime patriarcal. Surtout, il voit dans toute forme d’inégalité, non le fait de la nature, mais le double jeu du hasard et de l’exploitation. Dans l’histoire, le hasard a voulu que certains s’enrichissent ou trouvent une terre plus fertile. Par la suite, l’héritage a transmis ce fait de hasard et l’a finalement institué.
Babeuf a le mérite de tordre le discours libéral qui voit dans la richesse la réussite libre de celui qui travaille. La vraie loi de la pauvreté réside dans le capitalisme naissant : « travaille beaucoup, mange peu, ou tu n’auras pas de travail et tu ne mangeras pas du tout. Voilà la loi barbare dictée par les capitaux. » Il ne peut y avoir de richesse que dans la mesure où elle résulte d’un « vol social », car « on ne parvient à avoir trop qu’en faisant que d’autres n’aient point assez. »
Dès lors le but de la société étant le bonheur commun, comme proclamait la constitution de 1793, il entend rétablir l’égalité réelle, en en supprimant les causes. Celles-ci repose alors sur l’abolition du droit sacré de propriété, et s’accompagne de deux mesures essentielles : la mise en commun de la production agricole, la terre appartenant à tous ; la suppression de l’héritage qui entretient l’inégalité. Babeuf, prenant le parti des pauvres, rate cependant sa conjuration. Loin de provoquer un mouvement de masse, il tombe en organisant un complot de société secrète. N’est-ce pas attester que la révolution démocratique qu’il appelait de ses vœux ne pouvait se passer de convaincre les premiers intéressés ?
1On consultera l’excellent Babeuf, écrits par Claude Mazauric au Temps des cerises.
2Le manifeste de plébéiens est édité à part chez Mille et une nuits.