Darwin : pertinence de la méthode matérialiste

Darwin, le matérialisme ordinaire

La Cité des sciences et de l’industrie présente une nouvelle exposition, Darwin, l’original. Moment bien choisi pour revenir sur la démarche exceptionnelle de celui qui a bouleversé notre conception de la nature et de l’humanité. Freud ne s’y est pas trompé, en parlant des deux blessures narcissiques infligées à l’humanité :

csm_darwin-sdl-1x1_0bce441e26« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. » Freud, Introduction à la psychanalyse, 1916

Par delà les ajustements qui caractérisent toute connaissance scientifique, sa théorie est désormais validée par des résultats expérimentaux. Mais que de chemin a-t-il dû parcourir ! Darwin incarne ce matérialisme ordinaire, celui qui ne se réfère pas à un dogme métaphysique, mais développe une méthode qui se contente d’étudier rationnellement le réel pour en rende compte.

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Galilée, se rétractant

 

Si l’on suit les leçons de Gaston Bachelard, la science progresse par ruptures, en rompant avec les représentations héritées de la tradition, que ce soient les opinions vulgaires, ou les systèmes temporaires élaborés par les savants antérieurs. Ainsi Galilée a-t-il dû s’élever contre le sens commun, celui qui voit « évidemment » le soleil tourner autour de la terre chaque jour. Galilée a aussi dû rompre avec la science de son temps, celle qui pensait un cosmos fini, ayant son centre terrestre et sa périphérie dans la sphère des « étoiles fixes ». Il en a été de même pour Darwin, dont nous ne pouvons saisir l’effort et la nouveauté qu’en relevant l’écart entre sa théorie et l’état des sciences du vivant au moment où il commence ses études.

Il faut bien comprendre que la démarche de Darwin se déploie au sein d’une nouvelle conception des sciences du vivant. Le terme de biologie vient à peine d’être proposé par Lamarck lorsque Darwin naît. Les premières tentatives de datation de la terre s’ébauchent lentement, sans lesquelles les conceptions d’évolution sont impossibles à saisir. La sexualité elle-même est très mal connue, un siècle avant on en est encore à s’interroger sur la spontanéité du vivant. Il faut attendre la fin de la polémique Pasteur-Pouchet pour valider l’hypothèse de la reproduction du vivant contre celle de la création spontanée en 1854, au moment même où Darwin établit ses conclusions. En cela il est en effet révolutionnaire : il doit comprendre comme repenser l’idée d’espèce et prendre en compte le temps long.

L’idée de transformation et d’évolution vue par les mythes.

Depuis l’antiquité, la question de l’évolution est posée, mais selon des termes distincts. Aujourd’hui, une évolution se pense pour nous en terme de progression, c’est-à-dire de mouvement continu qui va de changements proches en changements proches à la fois poursuivre un mouvement initial et l’infléchir en vue d’un mieux. C’est la notion que nous retrouvons dans l’expression « pays en voie de développement ». Nous montrerons que c’est ici la deuxième raison pour laquelle Darwin ne parle pas d’évolution.

À l’antiquité, bien des mythes de création et de transformation du monde coexistent. Première remarque, la plupart sont connotées moralement et pensent l’évolution du monde en termes de dégénérescence. Il faudra attendre les Lumières pour que naisse l’idée de Progrès, en rupture avec l’idée d’un âge d’or. Voyez combien bien des mythes encore aujourd’hui pensent l’évolution du monde comme dégénérescence : ne serait-ce que le Seigneur des Anneaux qui voit la disparition des races nobles (les Elfes), qui attribuent plus de force et de longévité aux races perdues. La Bible elle-même pense un phénomène analogue avec le paradis perdu. C’est donc une notion morale.

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Cynocéphale

 

L’autre thème antique, c’est la métamorphose. Ovide en fait une œuvre, qui reprend les thèmes de la dégénérescence, mais cela passe par l’idée que les races ne sont pas elles-mêmes figées et peuvent se transformer, passer de l’une à l’autre, comme le montrent les centaures, ou les hommes à tête de chien, cynocéphales. On remarque ici que le thème de l’espèce deviendra une conception scientifique et se substituera aux mythes sur les races, qui perdurent à l’époque contemporaine, notamment par le racisme.

Enfin l’époque moderne commence à envisager, de manière fictionnelle, des histoires de la terre qui laissent la place à des conceptions évolutionnistes. À la fin du XVII° siècle c’est un thème commun de la littérature clandestine et des libertins érudits :Vanini, La Mothe le Vayer, ou plus connu Bergerac, avec Histoire comique des États et des Empires de la Lune. On peut aussi signaler le Telliamed, ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer. Ces écrits sont à la confluence de deux attitudes, l’une mythique, comme celle des religions antiques et monothéistes ; l’autre rationnelle. Le Telliamed rendant compte de préoccupations à leur tour scientifiques.

Notons cependant que les religions monothéistes rendent possible une conception de l’évolution par la thématique de la temporalité. Il y a dans la création du monde, puis dans la recherche d’une fin dernière un temps profane dans lequel on peut estimer qu’il y a du changement. Contre les théories cycliques de l’antiquité, le christianisme reste une religion de l’histoire. La question de l’islam devient plus complexe. D’une part la genèse n’est pas aussi précise dans le Coran, dans la sourate XXI, v 47, on comprend qu’un seul jour pour Allah c’est comme mille pour les hommes. D’autre part la sourate XXXVIII montre que l’homme a été produit progressivement :

« Lors ton seigneur dit aux anges : « je suis en train de créer un humain avec de l’argile, quand je l’aurai rendu complet, lui aurai insufflé mon souffle, tombez devant lui prosternés » v. 71, 72, traduction Berque.

On peut interpréter ces passages comme autant d’indices que l’humanité ne s’est pas affirmée d’un coup, pour autant la radicalisation de l’islam va conduire à un refus de l’évolution.

Rendre compte de la diversité du vivant, rompre avec l’explication finaliste

Le temps religieux de l’histoire ne peut convenir pour les théories de l’évolution, elles relèvent d’une tout autre dimension. Pour cela il faut également rompre avec les conceptions religieuses et anthropomorphes de l’univers : c’est la querelle contre l’explication « finaliste ». Par anthropomorphie, parce que nous sommes dans une relation technique et artisanale au monde, nous croyons que ce qui est a été fait pour quelque chose. La religion évoque un dieu créateur qui a tout prévu, et la philosophie idéaliste pensera alors forme particulière de causalité : la cause finale. Les philosophes des Lumières mèneront bataille contre elle, de Spinoza à Diderot, chacun rayant cet « Asile de l’ignorance », manière d’occulter l’explication par une cause presque magique.

La plupart des observations qui tentent un classement, partent d’un présupposé qui n’est pas déduit de l’observation : il y a un ordre dans l’univers, et la diversité apparente doit-être réduite. D’où l’attention aux exceptions qui doivent absolument être confinées dans des registres de plus en plus réduits. D’où l’épineuse question des monstres, posée déjà par Montaigne, et qui donnera lieu au XIX° siècle à une science : la tératologie.

Cependant, on peut attribuer à toutes ces tentatives de classification la critique méthodologique de Spinoza et Voltaire : elles visent toutes à placer l’homme au cœur de l’univers, en montrant que tout a été créé pour lui. Ce que dénoncent Spinoza et Voltaire, c’est tout d’abord l’attitude psychologique sous-jacente, l’anthropocentrisme et par là la croyance dans des causes finales : tout a été créé en vu d’une fin à la mesure de l’homme. C’est notamment au XVIII° siècle le cas de l’Abbé Pluche Le Spectacle de la Nature, 1732

Voltaire dans Candide ne cesse de railler cette attitude, tout autant religieuse que philosophique. Il met en cause notamment la pensée de Leibniz, par l’intermédiaire de Pangloss.

«  Pangloss : « Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout

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Tout ne va pas pour le mieux en eldorado

étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux. »

Toutes les Lumières ne cessent de critiquer le recours aux causes finales. La méthode expérimentale, qui a si bien fonctionné en astronomie et plus généralement en physique, consiste à ne plus se demander « pourquoi », c’est-à-dire « pour… quoi ? », mais « comment ? ». Comment les objets tombent vers le centre de la terre. Comment les orbites des planètes peuvent être calculées. Cette opération qui finit par exclure la question du sens ultime des choses par une description des procédés participe de l’immanence de la démarche nouvelle. Il ne s’agit que de recourir aux propriétés des objets célestes – poids, vitesse, etc…- pour décrire leurs trajectoires. En sciences du vivant, peu à peu, la méthode expérimentale, mise en avant par Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale le démontre magistralement en 1865.

La question de l’âge de la terre : le temps long de l’évolution

Reste un élément décisif parce que seul il peut rendre possible une conception du changement sur le long terme, montrer que la terre ne s’est pas faite en 6 jours.

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L’homme qui connaît l’âge de la terre à la minute près…

Comment envisager l’âge de la terre ? En quel sens d’abord dire que la terre a un âge ? Pour cela il faut penser que la terre ait pu apparaître à un certain moment. Or ce n’est pas la première idée qui s’impose aux hommes. Dans l’univers de pensée des grecs, qui sera également celui des métamorphoses des espèces, le monde, entendu comme cosmos n’a pas d’âge. Il est éternel, comme le manifestent à l’observation humaine le mouvement des astres qui est régulier. L’idée d’un âge de la terre est d’abord le fait de certaines religions, comme en mésopotamie, ou les religions du Livre. Attention toutefois, aucun texte biblique n’indique l’âge de la terre, ce n’est que par reconstruction que certains croient en déduire un âge certain. Il s’agit de partir des lignées de rois cités dans les textes pour en évaluer l’âge probable. Au XVIII° siècle il y a plus de 200 datations qui circulent, entre 3483 et 6984 ans. En 1654, l’Archevêque John USSHER calcule l’âge de la terre à partir des textes consacrés : 23 octobre – 4004 à 9 h du soir.

 

Estimer l’âge de la terre, c’est d’abord estimer ce qui ne s’observe pas directement, mais seulement des traces. Ainsi en est-il des couches sédimentaires, qui s’imposent à notre regard mais qui n’ont été précisément décrites qu’au XVII° siècle (Niels Stenon). On peut alors estimer cet âge à partir d’extrapolations. Au XVIII° siècle Buffon propose des dizaines de milliers d’année dans son ouvrage Théorie de la terre, en 1749, même si dans ses carnets il envisage un temps plus long. La méthode est lancée estimer l’âge de la terre, c’est raisonner sur les traces physiques qu’elle laisse et non partir des textes théologiques.

Penser un temps long de la terre rend concevable une théorie de l’évolution, cela ne veut pas dire que cela la rende imaginable : « La cause principale de notre répugnance naturelle à admettre qu’une espèce ait donnée naissance à une autre espèce distincte tient à ce que nous sommes toujours peu disposés à admettre tout grand changement dont nous ne voyons pas les degrés intermédiaires. » (…) « l’esprit ne peut concevoir la signification de ce terme un million d’années(…) » l’origine des espèces. p. 540

On le comprend, à cette échelle de temps, les effets sont proprement inimaginables. On ne saurait se représenter l’ensemble des générations et des variations sur une telle échelle. Voilà pourquoi nous n’en avons que des indices. Darwin en voit les effets lors de son périple en bateau sur le Beagle : suivant les côtes de l’Amérique du sud, il voit peu à peu d’insignes variations des animaux, qui attestent d’une disparité des espèces. Pour autant l’étude des fossiles en donne mieux encore la preuve.

L’hypothèse de l’évolution ne se saisit pas par l’observation ?

Dans un certain sens, la question de l’évolution est d’autant plus difficile à saisir qu’elle ne s’observe pas, du moins du temps de Darwin dans le sens où les changements ne se remarquent que sur de très grandes périodes qui ne sont jamais directement observées.

La question des fossiles et la connaissance par les traces.

La théorie de l’évolution prend assise sur la découverte de fossiles, dont certains ne correspondent pas à des animaux vivants. Dès l’antiquité, on remarque de telles traces de specimens disparus, le terme étant employé par Pline, mais cela peut tout-à-fait correspondre aux théories des âges cycliques. Il faut noter que le terme même de dinosaure apparaît en 1842, preuve encore une fois du caractère très récent de la biologie.

La découverte également de spécimens de coquillage dans des zones où il n’y pas de mer pose problème. ces arguments vont donner lieu à des interprétations mythiques. Les créationnistes vont d’ailleurs tenter de dire que ces coquillages ont été déposés par Dieu. Pourquoi utiliser un argument si massif, l’intervention divine, là où l’âge de la terre peut rendre compte plus simplement, c’est-à-dire par la terre elle-même, du fait ? Il en sera de même de l’ornithorynque qui pose à son tour le problème de la classification : comment concevoir que l’on ne le rencontre qu’en Australie s’il ne rend pas compte de la dérive des continents et de l’isolation ? Là encore certains imaginent que des ornithorynques étaient présents sur tous les continents, mais qu’ils ont tous nagé vers l’Australie.

La question épistémologique est plus simple. Si l’on n’observe pas les évolutions progressives des espèces, on en conserve des traces, par les fossiles. Or la datation, soit par les couches sédimentaires, soit de manière plus moderne, par le carbone 14 par exemple. La question cependant est celle de la reconstitution de l’évolution, c’est-à-dire de l’identification progressive des similarités entre fossiles successifs. Cela suppose une grande collection de fossiles, ce qui n’arrive que tardivement dans l’histoire, et cela bute sur le problème des manques. Darwin le remarque lui-même dans De l’origine des espèces : la géologie n’a pas encore livré tous ses secrets car il faut souvent des circonstances très hasardeuses pour que se conservent des fossiles. Ainsi de nombreux sols, trop acides, dissolvent rapidement les squelettes. La conservation des fossiles est donc tributaire de la végétation.

Mais on peut quand même dire que la connaissance de l’évolution est possible car elle procède comme l’histoire. Notre histoire n’a pas plus accès aux événements passés, mais toujours à des traces : des bâtiments, des journaux, des lettres… Rien qui n’est observé directement, toujours des vestiges, comme les fossiles. Il a fallu tant de temps pour décrypter les hiéroglyphes qui pourtant étaient lus à une époque, que l’on peut penser qu’il est difficile d’interroger les fossiles quand ils se présentaient initialement.

Note : Darwin ne parle pas d’évolution, mais de sélection

Selon Jay Gould deux raisons ont poussé Darwin à ne pas recourir au terme d’évolution. Il parle en effet le plus souvent de « sélection naturelle », d’origine des espèces, de descendance avec modification.

La première raison, c’est qu’il voulait rompre avec les conceptions préformatrices de la génération des individus.

La deuxième raison, c’est que la notion d’évolution, comme le montrera son usage en ethnologie, présuppose un jugement de valeur du moins vers le plus, comme si les espèces et leur croissance visaient par avance une perfection. C’est le sens que prend d’ailleurs la théorie de Lamarck : les espèces se transforment pour atteindre leur perfection. Jamais la théorie de la descendance avec modification n’implique a priori un mouvement de perfection : ce serait renouer avec la thèse finaliste qui emplit notre conception du vivant.

Ainsi, l’une des rares occurrences des termes évolutifs apparaît à la toute fin de De l’origine des espèces : « Or, tandis que notre planète, obéissant à la loi fixe de la gravitation, continue de tourner dans son orbite, une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore. »

Comprendre le darwinisme, c’est donc comprendre ce qu’il a pu penser de spécifique. Or, sa conception de l’évolution suppose d’abord une redéfinition de l’espèce, la compréhension d’un processus évolutif qui rompe avec l’idée de projet, et institue une part accordée au hasard.

La notion d’espèce n’a rien de simple

Penser le vivant, c’est entreprendre de le classer. Car si aujourd’hui nous pensons les espèces, ce mouvement n’a rien d’évident. S’impose à nous d’abord la diversité et les changement. Si la notion moderne d’espèce est liée à la reproduction du semblable, rien n’est si assuré que cela. La barrière entre espèces, l’idée que les chats produisent des chats et non des chiens, si elle s’impose aujourd’hui n’a longtemps pas été évidente. La croyance dans les monstres cynocéphales (à tête de chien) montre que longtemps l’hypothèse des métamorphoses entre espèces était tout autant concevable.

Comment d’ailleurs choisir un critère ? C’est toujours présupposer un ordre : pourquoi distinguer les oiseaux, les poissons et les mammifères ? On sait aujourd’hui que certains mammifères volent (chauve souris) ou nagent (baleine). Comment initialement les classer ?

« On peut se demander pourquoi, dès le début, les hommes n’ont pas désigné à la fois les animaux aquatiques et les animaux volants en les réunissant en un genre unique par l’imposition d’un seul nom. En effet, il y a certaines propriétés qui leur sont communes, ainsi qu’à tous les autres d’ailleurs.(…) Tous les groupes, en effet, qui ne diffèrent entre eux que par l’excédent c’est-à-dire par le plus et par le moins sont réunis dans un seul genre, alors que tous ceux qui n’ont qu’un rapport d’analogie sont séparés ; je veux dire qu’un oiseau diffère d’un oiseau par le plus et le moins, suivant l’excédent (l’un a de grandes ailes, l’autre de petites), mais que les poissons diffèrent des oiseaux suivant un rapport d’analogie (ce qui pour l’un est plume, pour l’autre est écaille). »Aristote (384-322), Parties des animaux, IV

N’oublions pas que les espèces ne s’observent pas, car, comme le montre Buffon: « N’existe

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Guillaume de Baskerville, dans Le nom de la rose préconise une approche nominaliste des choses

réellement dans la nature que des individus. » Il reprend ici la thèse que dans l’histoire des idées on appelle « nominaliste », celle qu’Antisthène (444-365) rétorquait à Platon : « je vois bien le cheval, mais pas la chevalinité ». Autrement dit, devant des individus au sens statistique, qu’est-ce qui m’assure que la ressemblance entre eux rend compte d’une certaine réalité de leur essence ? Nous n’observons toujours que tel chien, Médor ou Rex, mais pas l’espèce, conception abstraite. Par conséquent, il faut revenir sur ces notions, qui ne sont pas des données issues directement de l’observation, mais des conceptions tout à la fois métaphysiques et scientifiques. Il s’agit de comprendre ce qui dans l’être rend compte de la permanence et du changement : ce qui opposait déjà Parménide, penseur de l’Un immuable et Héraclite, penseur du changement. Ces deux lignées philosophiques marquent directement la pensée, opposant l’idéalisme de Platon se référant à Parménide et le matérialisme d’Épicure, héritier d’Héraclite.

Les sciences biologiques modernes vont donner lieu à une redéfinition de l’idée d’espèce. Pendant longtemps l’idée d’espèce a été liée à celle de classification par genre et différence : une espèce désigne dans un genre ce qui a une différence spécifique : ainsi le tabouret est spécifique dans l’ordre des sièges, parce qu’il n’a ni dossier ni accoudoirs.

Ray donne en 1682 dans sa classification des plantes la première définition moderne de l’espèce : «  L’identité spécifique du taureau et de la vache, celle de l’homme et de la femme ressortent déjà du fait qu’ils naissent des mêmes parents, souvent de la même mère. » L’espèce ne se définit plus comme modèle abstrait, mais relève directement de la filiation et de la sexualité. Ainsi c’est commencer à assigner des lois dans le vivant qui reposent sur la reproduction, et la transmission de formes essentielles. On passe de la notion a priori de substance à celle de génération. Et pourtant, cette conception plus scientifique, moins métaphysique, n’exempte pas d’erreurs. En évoquant la génération, il s’agit de rendre compte de l’immuable dans la reproduction, ce qui demeure, et cela encourage tout autant une conception fixiste qu’évolutive.

La redéfinition de la notion d’espèce

Pourquoi peut-on dire que Darwin redéfinit la notion d’espèce ? Jusqu’à présent, la notion d’espèce était pensée comme un modèle qui donnait lieu à la transmission du même. S’il intitule son ouvrage l’origine des espèces c’est qu’il entend en faire l’histoire, et montrer justement que la notion d’espèce n’est pas à l’origine des espèces, mais qu’elle est le fruit d’une histoire. Toute observation des êtres vivants nous fait croire que, par le biais de la reproduction, nous assistons à la perpétuation d’un modèle existant. Mais ce serait prendre la notion d’espèce au sens d’essence éternelle, de paradigme ou de forme.

Darwin est attentif à tout ce qui contredit cette représentation en terme de modèle préexistant :

  • La sélection artificielle des espèces par les éleveurs montre que l’on peut modifier peu à peu les espèces, qu’elles ne sont pas données, mais que leurs caractères se transmettent. Cette observation est d’autant plus décisive que Darwin ne connaît pas les lois de l’évolution génétique qui vont être dévoilées ultérieurement.

  • Le statut des organes inutiles, ceux qu’il appelle « vestigiaux », car reflétant un caractère dont l’utilité s’est perdue. Ainsi dit-il dans l’origine des espèces : « chez les mammifères par exemple, les mâles possèdent toujours des rudiments de mamelles ; l’un des lobes des poumons se trouve dans cet état chez le serpent, chez les oiseaux, l’aile bâtarde n’est qu’un doigt rudimentaire, et chez un certain nombre d’espèces, les aimes sont incapables de servir au vol, ou en sont même réduites à un simple rudiment. Quoi de plus curieux que la présence de dents dans les fœtus de baleines, qui, adultes, n’ont pas trace de ces organes, ou des dents qui , occupant la machoire supérieure du veau avant sa naissance ne percent jamais la gencive ?

  • Enfin la communauté entre des animaux appartenant à des espèces bien diverses, comme « la disposition semblable des os dans la main humaine, dans l’aile de la chauve souris, dans la nageoire du marsouin et dans la jambe du cheval ; le même nombre de vertèbres dans le cou de la girafe et dans celui de l’éléphant ; tous ces faits et un nombre infini d’autres semblables s’expliquent facilement par la théorie de la descendance avec modifications successives, lentes et légères. » p. 537-8 Chapitre XIV. Remarque, c’est aussi pour cela que les classifications sont difficiles : se mêlent des analogies forme fonction (nageoire de la baleine et du poisson) et des analogies sélectives (nageoire de la baleine et aile d’oiseau).

Comprendre la notion d’espèce, c’est donc la concevoir comme n’étant jamais donnée, mais en changement : il s’agit d’une descendance avec modifications. La notion d’espèce est donc en grande partie rétrospective, elle donne lieu à l’unité d’une descendance. L’espèce n’est pas à l’origine, mais c’est l’aboutissement qui définit temporairement une espèce. Cette conception est la seule qui permette de rendre compte de l’évolution et des la théorie de la sélection. C’est elle qui nous permet de ne pas en rester au leitmotiv «l’homme descend du singe », qui ne correspond pas à la thèse de Darwin.

Un aparté célèbre opposa Huxley à l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce, en 1860. Ce dernier, cynique, lui demanda « Est-ce par votre grand-père ou votre grand-mère que vous descendez du singe ?« . Huxley lui rétorqua « Si j’avais à choisir un ancêtre entre le singe et un universitaire s’opposant à des thèses, non par des arguments mais par la dérision, alors sans aucun doute je choisirais le singe« .

Si les religions se sentent attaquées par Darwin, c’est d’abord parce qu’elles y attribuent plus que ce que Darwin dit, et parce qu’elles sentent bien que ce ce qui est en jeu, c’est moins le rejet argumenté des textes religieux, que la proposition d’explications rationnelles, démontrables et moins compliquées que l’hypothèse divine.

Que l’homme actuel soit l’aboutissement d’un long processus de sélection biologique, renforcé par une sélection culturelle, ce que l’on appelle l’éducation ou la civilisation, ne doit pas nous conduire à en dévaloriser l’existence. Comme le dit l’éditeur actuel des œuvres complètes de Darwin, le darwinisme est un humanisme, car il rend possible une compréhension de l’égalité des hommes à partir du processus d’adaptation par sélection. La rupture de l’homme c’est sa capacité à influer sur le milieu et n’être plus dépendant du milieu. Le problème c’est qu’en modifiant le milieu pour l’adapter à lui, il est en train de le rendre invivable.

à suivre : Darwin, un humanisme matérialiste (bientôt)

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