Babeuf, portrait du pauvre révolutionnaire

François-Noël Babeuf (1760-1797), sans être un personnage central de la révolution, n’en constitue pas non plus un épisode marginal. Il constitue à maints égards le symbole d’un des derniers soubresauts de la révolution populaire, celle des sans-culottes et des bras nus. Pour autant, son journal, dont on fait encore grand bruit, Le tribun du peuple, n’a eu qu’une diffusion très limitée, comme du reste ses autres publications. Sa tentative de coup d’État, encore célébrée par la tradition révolutionnaire, semble avoir davantage servi de prétexte à faire trembler le bourgeois qu’elle n’a mis en péril le Directoire. Sa conjuration des égaux n’avait en effet de secret que l’intention : il a suffit de la trahison d’un seul de ses membres secondaires pour que la police ait toutes les listes, tous les noms et remonte en une seule filature à la cachette de Babeuf. babeuf_gra

Et pourtant, Gracchus Babeuf incarne l’un des personnages centraux de la Révolution, celui qui, s’il n’avait pas grand chose à perdre dans ces pages glorieuses de l’histoire de France, n’a pas non plus beaucoup gagné : le pauvre. Babeuf, représente en effet littéralement les pauvres, dont il veut être le porte parole, le tribun. Acteur du mouvement des sans-culottes, Babeuf a traversé toute sa vie et la Révolution dans la pauvreté. Il en souvent payé le prix, emmenant toute sa famille dans son épopée, y perdant sa fille adorée, morte de privation pendant l’un de ses nombreux passages en prison. Sa femme a souvent suppléer comme elle le pouvait à un mari absent, en prison, escroqué, cherchant à faire publier ses écrits. Elle dut même vendre les meubles de sa maison pour nourrir ses enfants. On comprend qu’il a douloureusement éprouvé cette parole de Saint-Just rapporteur des Décrets de Ventôse : « Les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres au gouvernement qui les négligent. » qu’il rapporte dans son Manifeste des plébéiens en octobre 1795.

Personnage controversé, il a parcouru la révolution en quête de protections. Accusé un temps d’avoir commis des faux, ce fut le prétexte à son arrestation quand il critique la modération des mesures en matière de réforme fiscale. Son intense activité de février à mai 1790 le conduit déjà à rappeler la révolution à l’ordre, lui demandant « que toutes les contributions et charges publiques (…) soient supportées par tous les citoyens en raison de leurs biens et facultés. », ce qui lui vaut son premier séjour en prison. Suivant tour à tour Marat, Robespierre, il se réfère tout autant à la révolution jacobine de 1793 qu’il en dénonce les excès. Pauvre parmi des révolutionnaires qui n’ont pas ses difficultés, il tente de survivre tout en manifestant son indépendance.

La pauvreté constitue indéniablement l’horizon de pensée et d’action de Babeuf. On peut voir dans son entreprise le combat d’un pauvre pour la reconnaissance de sa classe, et le projet politique qu’il incarne comme celui visant à abolir les conditions de la pauvreté.  Il n’a de cesse, comme dans sa Pétition sur la réforme fiscale de 1790 de dénoncer »la cause du pauvre contre l’injustice et la dureté de l’opulence. » Certes ; on ne saurait résumer la vie et la doctrine d’un acteur pris dans le vent de l’histoire à un seul concept. Pourtant dans ce mouvement historique où, selon le mot de Saint-Just, « La force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons pas pensé » la revendication de l’égalité et la dénonciation de toutes les formes de l’inégalité constitue bien le fil directeur par lequel on peut comprendre la personne de Babeuf. Si bien qu’il affirme une conception de l’histoire comme lutte des classes, dans la mesure où il voit dans la phase de la révolution qu’il est en train de vivre : « une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres. » Le tribun du peuple, n° 34.

On le voit, la question de la pauvreté, de ses causes et des moyens de la combattre a toujours été au cœur de la pensée de Babeuf.

A/ Une vie de pauvreté.

Babeuf naît en 1760 dans une famille modeste, aîné de 13 enfants, dont seuls 4 survivront. Ouvrier de 12 à 15 ans dans les chantiers du Canal de Picardie, il bénéficie cependant d’un peu d’éducation, et peut à 17 ans entrer comme « saute ruisseau », chez un feudiste, c’est-à-dire un notaire spécialisé dans le droit seigneural.  Le saute ruisseau accomplit toutes les menues taches d’un bureau notarial, de la copie à la portée des messages. Il y découvre la complexité du droit féodal, et envisage d’ailleurs d’en faire son métier, et auquel il consacre le sujet de ses premiers mémoires. Hélas sa première affaire est un échec car il ne parvient pas à se faire payer ses honoraires, victime d’une escroquerie.  Il traversera ensuite la révolution sans le sou. Ironie du sort, il devient une victime collatérale de la Révolution qui va abolir le droit de l’Ancien Régime. Ne possédant aucun bien ni cabinet, mis au ban de la bonne société il ne pourra plus exercer son métier.

François Noël Babeuf change deux fois de noms, au gré de ses publications. En juillet 1790, à l’occasion des trois numéros du Journal de la Confédération, il signe « François Noël Camille Babeuf », tant l’antiquité romaine éclaire la Révolution dès le début (il s’agit de Marcus Furius Camillius, connu par Tite live, dictateur 4 fois, qui ériga un temple à la Concorde et à la Paix). Il devient en 1793 Gracchus Babeuf, en hommage aux Gracques, frères romains qui ont tenté une réforme sociale, notamment agraire. Cette fois-ci l’hommage est clair et revendiqué pleinement par Babeuf dont l’ouvrage majeur en début de révolution consistait en un Cadastre perpétuel, publié en octobre 1789.

 

B/ Les causes de la pauvreté sont toujours injustifiables.

Babeuf n’a pas attendu la révolution pour s’intéresser à la question de la pauvreté, voulant peut-être comprendre la raison d’être de sa situation personnelle, qu’il subit et ne se sent pas fautif. Dès 1786, il écrit le projet d’un Mémoire pour le concours de l’Académie d’Arras, dans lequel il annonce d’emblée le refus de la légitimation de l’inégalité des conditions.

1 Pauvreté et souveraineté : la lutte contre le cens

La Révolution française a accompli un geste inouï en remplaçant une souveraineté héréditaire, qui plus est divine, par la volonté générale du peuple. Et pourtant, les forces conservatrices vont très vite vouloir modérer l’implication populaire. La première République accorde en effet ce que toute la tradition antérieure a refusé et condamné, la souveraineté populaire. Le célèbre premier article de la Déclaration des droits de l’homme affirme en effet la liberté et l’égalité de chacun en droits, mais l’article 6, moins connu, est tout autant important : « la loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

Pourtant, la Constitution de 1791 restreint le droit de vote aux seuls citoyens actifs, ceux qui ont pu « payer, dans un lieu quelconque du Royaume, une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail. » Très vite, la bourgeoisie ayant obtenu les droits qui lui confèrent une correspondance entre sa puissance économique et le pouvoir politique craint ce peuple des faubourgs, si utile pour mettre à bas l’ordre ancien, mais, qui une fois éveillé à la liberté et à l’égalité ne comprendrait pas qu’on lui refusât l’exercice de la souveraineté. Les Jacobins, Robespierre en tête, refusent de lier la citoyenneté à la richesse : « Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l’idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires, ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyens, ils ont nommé leur intérêt particulier l’intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. » Babeuf, qui un temps se détachera de Robespierre, lui sera cependant toujours reconnaissant d’avoir défendu la souveraineté du peuple.

Le Girondin Siéyès est dès 1789 partisan du suffrage censitaire, et refuse que le peuple prenne tout entier soit législateur : « ceux-là seuls qui contribuent à l’établissement public, sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l’association. » Dès lors le suffrage censitaire met en place une distinction entre les citoyens, par laquelle seuls ceux pouvant payer un impôt équivalent à trois jours de travail, les citoyens actifs, peuvent prendre une part active à la vie publique. La partition du pouvoir se poursuit dans la mesure où parmi les actifs seuls 1 % pouvaient être électeurs (payant donc l’écu), quant aux députés ils devaient être en mesure de payer un marc d’argent.

Cette partition entre les plus pauvres, et les riches donne lieu à un texte savoureux de Babeuf en novembre 1790 : « Très humble adresse des membres de l’ordre des Patards, aux respectables citoyens de l’ordre du Marc avec adhésion des membres des ordres de la pistole et de l’écu » On reconnaît dans les ordres patards, pistole, écu et marc cette partition censitaire. Le patard représentait la menue monnaie de l’ancien régime. Cette référence aux monnaies d’Ancien Régime montre que la réforme censitaire constitue un renoncement aux premiers acquis de la Révolution. Ainsi, contrairement à l’espoir de 1789, la constitution de 1791 n’instaure pas une égalité, n’affirme pas l’unité du peuple par la référence à un seul ordre : « (…) en France, sous le nouvel ordre des choses, il existe non pas un seul ordre, mais quatre sur les débris des trois anciens : l’ordre des patards, celui de l’écu, celui de la pistole et celui du marc. »

Prenant à rebours Siéyès qui, comme d’autres Girondins, avait un temps envisagé de lier  la Déclaration des Droits de l’homme à une déclaration des devoirs, Babeuf montre qu’avec le cens qui exclut les plus pauvres, le pacte social républicain est rompu.  « Là où il n’y a plus de droits, il n’y a plus de devoirs. » Le régime censitaire met fin au concept de souveraineté : si le peuple n’est plus dans sa totalité acteur de la volonté générale, comment parler encore de République ? Il en dénonce alors toutes les conséquences et les présupposés.

Il reprend les articles 1 et 2 de la Déclaration de 1789 et montre l’incohérence du cens, dans la mesure où il bafoue à la fois l’égalité naturelle et les principes mêmes des droits de l’homme. Comme souvent dans ces temps de Révolution, la référence au droit naturel ou à la condition naturelle sert d’idéal normatif et tout ce qui y déroge est monstrueux, inhumain : ceux qui ont ravi la citoyenneté sont « des pestes politiques », des « êtres monstrueux » L’idée d’ordre naturel à laquelle la révolution entendait revenir s’érige contre les pathologies sociales, vieil héritage rousseauiste que Babeuf a lu et cite à l’occasion.

Le petit peuple exclu de la sphère politique, et ce sont les droits fondamentaux de la Déclaration de 1789 qui sont bafoués. À quoi bon ériger l’égalité et la liberté en norme si c’est pour la refuser en fait ? On voit que Babeuf a ici une conception rigoureuse de la différence entre les droits réels et les droits formels. Sans l’égalité de fait, la liberté n’est qu’un vain mot : « exclus des emplois publics, privés du droit de concourir à l’élection (…) ; il est bien impossible que nous nous abusions plus longtemps sur un fantôme de liberté, à l’existence de laquelle les ravisseurs de nos droits voudraient seuls nous faire croire. » Le suffrage censitaire abolit l’idée même d’une république instaurant un droit égal au bonheur. Elle travestit l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme lequel ne reconnaît que les distinctions sociales fondées sur l’utilité commune. Or « prétendre que celui qui n’a pas de propriétés foncières n’a point d’intérêt à la puissance publique, n’est-ce pas injurier le bon sens et insulter à la raison ? Tout être humain qui vit au sein d’une société et intéressé à son bonheur. Le propriétaire et l’ouvrier sont l’un et l’autre réciproquement utiles. »

Ce système censitaire, parce qu’il porte sur l’argent, dénote d’une discrimination qui exclut d’emblée les pauvres du pouvoir et de la décision politique. Bref cela remet en cause l’idée même de souveraineté de la nation, nouvelle légitimité en 1790 car « si le peuple est souverain, il doit exercer lui-même tout le plus qu’il peut de souveraineté »

Les partisans du cens se méfient des sans-culottes dont Babeuf se fait ici le porte parole. La république girondine, en refusant le droit de vote et d’élection n’est plus républicaine. Si l’on accorde le suffrage censitaire, alors « le principe de souveraineté réside essentiellement dans l’ensemble des propriétaires des biens territoriaux et qui paient un marc d’argent d’impôt direct ; à eux seuls appartient le pouvoir de faire des lois. N’est-ce pas établir la plus affreuse aristocratie ? » L’aristocratie prend ici son sens réel, celui que masque l’étymologie grecque depuis le tour de force d’Aristote qui à la fois distingue le meilleur régime – l’aristocratie – comme étant celui où le petit nombre des meilleurs détient le pouvoir, de l’oligarchie où seuls les plus riches gouvernent, pour conclure qu’en fait c’est souvent les plus riches qui forment le petit nombre des gouvernants. La République girondine est despotique : « dans  état où il est des hommes domiciliés, des citoyens dont la volonté soit sans activité, ces hommes sont des esclaves, et ceux qui leur dictent des lois, des despotes. »

Babeuf finit par défendre une forme de démocratie au sens fort si l’on entend là un gouvernement où le peuple, y compris les plus pauvres, détient directement le pouvoir. La démocratie est une idée complexe en politique : du point de vue constitutionnel, elle oppose la masse au petit nombre, mais du point de vue des valeurs on y verra selon l’interprétation un régime de liberté ou un régime d’égalité. Babeuf entend par démocratie un régime dont la constitution concerne tout le peuple, dont le but social est la réalisation de l’égalité, et qui doit respecter la liberté. Il prend donc partie pour un régime d’assemblée directe, et dès 1790 met en garde contre la remise en cause des districts, plus petites unités administratives et électorales, mais également foyers d’agitation des sans-culottes.

3 L’égalité hommes femmes

À cette revendication d’égalité sociale on doit associer celle de l’égalité de genre, fortement présente dans l’œuvre de babeuf. Contrairement à une légende concernant la révolution, Olympe de Gouge n’est pas la seule à défendre l’égalité entre les hommes et les femmes. Babeuf y consacre plusieurs passages en la liant tant à la condition sociale que politique. Il condamne à plusieurs reprises le régime patriarcal, qui n’est pas l’apanage de la seule royauté. Surtout, il en appelle à une égalité de condition dans le régime matrimonial, affirmant que « le mari et la femme doivent être égaux en droits », ou que « le mari ne devrait plus être un maître et la femme une esclave ». Fidèle aux penseurs de l’éducation – a-t-il lu Helvétius qu’il cite à d’autres reprises ? – il réfute l’argument physiologique dans la différence des sexes, remarquant « que nous sacrifions, nous métarphosons la femme, nous l’énervons pour en faire notre esclave. Nous jalousons les aptitudes de ses organes, et nous annulons ses plus belles facultés, en ne lui permettant pas de les exercer. » Aspect moins connu du babouvisme, il appelle à partager l’instruction et les connaissances, car elles appartiennent également à tous, et la prétendue « inégalité des talents » a été également le fait de l’éducation sociale. Est-ce là la trace de sa connaissance d’Helvétius, philosophe penseur de l’égalité, du hasard des circonstances et de l’éducation ?

4 Le rôle du hasard dans l’origine de la pauvreté.

Dès juin 1786, dans le cadre de la réponse au concours de l’Académie d’Arras concernant la manière d’organiser les fermes, Babeuf évoque le caractère injustifiable des inégalités de naissance, celles qui pourtant font l’objet de même du droit seigneural.

Pour Babeuf, la cause est entendue. L’inégalité et la pauvreté ne sont pas naturelles «Nous avons posé que l’égalité parfaite est de droit primitif ; que le pacte social, loin de porter atteinte à ce droit naturel, ne doit que donner à chaque individu la garantie que ce droit ne sera jamais violé, que l’inégalité, la cupidité, qui permissent que le nécessaire des uns pût être envahi, pour former un superflu aux autres. » Dès 1786 il évoquait le « Droit naturel » universel et résultant de l’égalité biologique des hommes. Nous avons des besoins communs, du fait de notre constitution organique, et leur satisfaction constitue le moyen partagé de notre bonheur. La pauvreté marque à cet égard non seulement une remise en cause de l’égalité originelle de notre condition, mais de surcroît atteste de l’impossibilité d’atteindre également le bonheur qui nous et dû. Le sous titre du Tribun du peuple reprend d’ailleurs la constitution de 1793 et affirme que le bonheur commun constitue le but de la société. On voit ici sa fidélité à un certain esprit révolutionnaire. Faire la révolution c’est vouloir retourner à l’ordre naturel comme la terre accomplit une révolution sur elle-même parce que les institutions de l’ancien régime l’ont bouleversé. « Dans l’état naturel, tous les hommes sont égaux. »

Fidèle lecteur de Rousseau, dont il commente à plusieurs reprises le Contrat Social et surtout l’Émile, il oppose une condition naturelle d’égalité à une autre, formée par la société, d’inégalité qui génère la pauvreté. Or le tour de force de Babeuf tient à ce qu’il reconnaît comme cause originelle de la pauvreté non le résultat – même injuste – du travail, mais le hasard : « Aux yeux du philosophe qui recherche l’origine de toutes choses, les grands propriétaires ne le seraient pas sans l’heureux hasard de la naissance ». En effet, ceux-là mêmes qui ont pu devenir de grands propriétaires par le seul jeu de leur talents ne sont qu’une infime minorité, et la plupart, au contraire ne font que capitaliser un héritage résultat d’une spoliation.

Lors de sa préparation de la conjuration des égaux Babeuf établit dans son Manifeste que le projet qu’il porte consiste à revenir sur le hasard, à « enchainer le sort », et à empêcher la reconstitution de l’inégalité en imposant l’égalité réelle, « l’égalité de fait »

C/ Le capitalisme cause majeure de la pauvreté ?

Au delà du hasard, Babeuf analyse évidemment les condition sociales de la production de l’inégalité. Le mouvement communiste y a vu l’un des penseurs de la lutte des classes. Partisan des sans-culottes, il participe indéniablement de ce que Daniel Guérin a appelé la « guerre sociale » dans son livre re-publié en 2013 Bourgeois et bras nus. Le peuple des faubourgs, c’est celui des petits ouvriers et artisans, de ces « patards » comme il les nomme par référence à la valeur travail portée en creux par le cens. Bien évidemment en se faisant Tribun, il associe le peuple aux plus pauvres, et son Manifeste des égaux en appelait à faire se lever une « Vendée plébéienne ». Le peuple, c’est également les « prolétaires » qui s’opposent aux propriétaires, ceux qui travaillent de « leurs mains » et de leurs corps, contre ceux qui ne sont que calculateurs. Certes, il n’y a pas encore de théorisation nette de classe, liée comme chez Marx à une analyse du rapport de production. Babeuf mêle parmi les exploiteurs les propriétaires, les riches et les métiers plus intellectuels ou spécialisés : ainsi refuse-t-il que l’horloger » soit payé plus que le manœuvre.

Pour autant, il voit dans l’état du commerce et de l’industrie de son temps une véritable fracture entre ceux qui travaillent et ceux qui dirigent. Les plus pauvres sont tenus par une loi d’airain : « travaille beaucoup, mange peu, ou tu n’auras plus de travail et tu ne mangeras pas du tout. Voilà la loi barbare dictée par les capitaux. » Ainsi la situation de pauvreté ne vient pas de la juste récompense du travail des uns, mais d’une situation qui maintient les pauvres dans l’état de pauvreté ; une situation qui constitue un véritable « vol social » car « on ne parvient à avoir trop qu’en faisant que d’autres n’aient point assez. »

Émerge ici une thématique peu commune au moment où se forge l’économie politique classique. Adam Smith a publié ses Recherches sur la nature et la cause de la richesse des nations en 1776, où la cause principale de la richesse vient d’un travail conduit par des intérêts égoïstes. Ici Babeuf lie la question de la pauvreté non à un manque de travail des pauvres, mais à une situation économique et sociale qui non seulement génère de la pauvreté, mais semble lier la richesse des uns à la pauvreté des autres. Son analyse apparaît donc très originale dans un XVIII° siècle qui voit triompher l’individualisme et fait fi des conditions sociales.

D/ Vers le bonheur commun : l’égalité de fait comme fin de la pauvreté.

En changeant le titre du Journal de la Liberté de la presse en Tribun du peuple, en octobre 1794, il lie indéfectiblement la question du bonheur commun à celle de l’égalité. Il rend hommage à la constitution de 1793 qui affirmait que « le but de la société est le bonheur commun », alors même que le Directoire finira en 1796 par prendre une loi punissant de mort toute référence à la monarchie ou à cette même constitution de 1793.

Fin des principes, fin de la liberté chimérique qu’il dénonçait déjà dans son manifeste des Patards, il prend conscience en 1794 de la nécessité à instituer l’égalité de fait, l’égalité parfaite, l’égalité réelle. Dans le Manifeste des plébéiens, il reprend littéralement un Discours du Jacobin Armand de la Meuse, appelant à rendre effective la question du bonheur par l’égalité. Armand de la Meuse affirmait en effet : « Ce n’est plus dans les esprits qu’il faut faire la révolution ; ce n’est plus là qu’il faut chercher son succès : depuis longtemps elle y est faite et parfaite toute la France vous l’atteste : mais c’est dans les choses qu’il faut enfin que cette révolution de laquelle dépend le bonheur du genre humain, se fasse aussi tout entière. Eh ! Qu’importe au peuple, qu’importe à tous les hommes un changement d’opinion qui ne leur procurerait qu’un bonheur idéal. »

Dès lors le Manifeste des plébéiens l’affirme, dès son titre, il faut « rétablir l’égalité de fait. » Ce n’est pas une chimère, car elle a déjà été possible, et Babeuf de citer Lycurgue, de se référer à ceux qui l’ont pensée, comme Rousseau dont il paraphrase le Contrat social : « Pour que l’état social soit perfectionné, il faut que chacun ait assez et qu’aucun n’ait trop. Ce court passage est à mon sens l’élixir du contrat social». On peut nuancer cette affirmation en rappelant que la question de l’égalité entre riches et pauvres n’est pas centrale dans le livre de Rousseau. Il n’y consacre que peu de pages, dont le chapitre IX du livre I, et ce n’est que dans une note marginale qu’il écrit : « (…) l’état social n’est avantageux qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »  Pourtant rappelons nous que Voltaire ne s’y était pas trompé, notant rageusement que le Contrat Social était « une philosophie de gueux. »

Il ne s’agit plus ici de la seule réforme de la loi agraire qu’il avait pourtant portée dès 1786. Il entend remettre en cause les causes de la pauvreté elle même, qu’il décèle dans le droit de propriété. Ce dernier est injustifiable : « le droit de propriété ! Mais quel est donc ce droit de propriété ? Entend-on par là la faculté illimitée d’en disposer à son gré ? Si l’on entend ainsi, je le dis hautement, c’est le droit du plus fort. » comme le disait Armand de la Meuse. Si bien que parmi les points énumérés par le Manifeste, cette question est centrale. Il faut redéfinir son statut en partant du fait que la terre n’appartient à personne mais à tous, et comme il l’envisageait dès 1786, la production agricole doit relever de la collectivité. L’héritage doit être supprimé car il perpétue l’inégalité.

Conclusion : sur un point aveugle de la doctrine de Babeuf

Le babouvisme porte en lui une dénonciation radicale de la pauvreté, et entend incarner le peuple des sans-culottes. Sa conjuration pour l’égalité annonce un régime d’égalité de fait et d’égalité parfaite. Voilà le résumé de la doctrine et de l’action politique de Babeuf.

Il reste pourtant un point obscur du babouvisme considéré comme mouvement et tactique politique : la posture tribunicienne. Comment concilier la prétention égalitaire avec une tactique politique fondée sur une société secrète ? Quelles raisons ont pu conduire celui qui n’a de cesse de se référer à la souveraineté du peuple à tenter une prise du pouvoir par une conjuration nécessairement réduite à un coup de main ? Il est peut-être vain de chercher une unité de principe, et peut-être faut il se contenter de prendre acte de cette ambivalence, de la part de celui qui a aussi dû composer avec les tumultes de la vie révolutionnaire, pleine de ces références antiques où des individus isolés plus que les masses faisaient l’histoire.

Intervention faite dans le cadre du GEMR Groupe d’étude du matérialisme rationnel

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