Pour ses vœux de nouvelle année, Emmanuel Macron a annoncé son désir d’une loi permettant de « protéger la vie démocratique de ces fausses nouvelles. » Pourquoi pas ? Dans les démocraties d’opinion comme la nôtre, le citoyen est censé choisir en son âme et conscience. Il doit être averti des enjeux lors des échéances électorales. Et il est vrai que les précédents scrutins ont été pollués par des manipulations insupportables… dont Emmanuel Macron a souvent profité.
Oui, il faut en arrêter avec la manipulation de l’opinion. Mais la vraie cause de cette manipulation n’est pas l’action de telle puissance étrangère, de Moscou ou de Washington. La première manipulation porte le nom de « sondage d’opinion ». À chaque grande échéance électorale, les sondologues – il n’existe pas de nom pour ce métier qui consiste à présenter et commenter l’action des sondeurs, malgré leur nombre sur les plateaux de télévision – débarquent toujours après coup, afin d’expliquer pourquoi les gens ne se sont pas pliés à leurs horoscopes. Ils annonçaient tous la victoire d’Hilary Clinton, ils ont eu Trump. Ils prévoyaient Fillon derrière Sarkozy, et Fillon arrive largement en tête. En 2012, Harris Interactive donnait Marine Le Pen en tête au premier tour à 23 %. Rebelote en 2017 : Marine Le Pen donnée à 23%, alors qu’elle obtient 21%. Toutes ces informations sont des fake news, car les sondologues se présentent comme de simples analystes. Or, à chaque fois, ces opérations ne jouent pas un rôle descriptif, mais un rôle prescriptif. Le thermomètre crée lui-même la maladie qu’il détecte ! En effet, à chaque fois, ils invitent au « vote utile » : Hollande en 2012, Macron en 2017, seuls barrages supposés à un Front National surévalué. Supprimons donc les sondages !
Leur nocivité et leurs approximations ont été démontrées par de nombreux sociologues, au premier rang desquels Pierre Bourdieu. Ce dernier rappelle que les sondages consistent à interroger des gens sur des questions qu’ils ne se posent pas forcément au moment où on les interroge (tout en leur instillant la question concernée dans la tête…) et à agglomérer les résultats sans tenir compte de la force de conviction de chacun. Par ailleurs, le plus souvent, les sondages donnent un chiffre précis (23% pour Marine Le Pen) au lieu de donner la fourchette statistique (entre 20,5% et 25,5%) ! Quant à la représentativité des individus sondés, elle est impossible. Certes, on peut faire attention au nombre de femmes, de personnes âgées, d’étudiants… mais qui nous dit que la population qui va se rendre aux urnes est représentative de la population totale ? Ici aussi, il y a un biais manifeste. Et nous ne mentionnons même pas les cas où les sondeurs en charge d’administrer les questionnaires les remplissent eux-mêmes par manque de temps, ainsi que les cas où leurs chefs modifient les résultats selon leurs estimations toutes personnelles.
Plus généralement, les organismes de sondage entretiennent des relations consanguines avec les puissances de l’argent, ou avec le monde politique. Bolloré possède ou détient des parts importantes de CSA, Havas et BVA ; l’Ifop est présidé par Anne Parisot, ex- présidente du MEDEF ; l’Ipsos est aux mains de Pinault ; tandis qu’un fonds d’investissements américain possède Ipsos…que vient de rejoindre la responsable socialiste Najat Vallaud-Belkacem.
Par ailleurs, nombre d’éditocrates confondent journalisme et lobbyisme. Comme lors du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen en 2005, ils se croient investis d’un mandat politique. Ils attaquent violemment les candidats qui leur déplaisent, et louent abondamment les autres. Ils choisissent donc les élites compétitives en disqualifiant les candidats qu’ils estiment contraire à leur conception du système. La palme en revient aux éditorialistes et autres experts en économie, qui répètent à longueur de journée leurs poncifs néo-libéraux, sans jamais préciser à quelle école économique ils appartiennent. Ils correspondent tout à fait à cette description du regretté Bernard Marris :
« l’économiste inconnu, mort pour la guerre économique, qui toute sa vie expliqua magnifiquement le lendemain pourquoi il s’était trompé la veille. »
Alain Minc, venant expliquer que la fin de l’autorisation administrative de licenciement allait augmenter l’emploi ou vantant la mondialisation la veille de la crise des subprimes, en constitue une caricature. Nous ne reviendrons même pas sur le cas de la présidente de l’IFRAP, lobby qui n’a que trois phrases en guise d’analyse, et dont aucun « chercheur » n’a jamais publié quoi que ce soit dans une revue scientifique.
Restent les talentueux manieurs de novlangue : résister à la casse du service public ? Du « conservatisme ». La sélection à l’université ? « Du tri de dossiers ». Marine Le Pen ? « Dédiabolisée, féministe et laïque ». Les 40 livrets thématiques déclinant le programme l’Avenir en commun de la France Insoumise ? « Pas de programme, pas de propositions ».
Nous pourrions multiplier les exemples. Une loi sur les fake news ne visera malheureusement pas ces cas. Plus inquiétant : les mêmes qui répandent à longueur d’antennes des fake news (« 50 SDF en Île de France », « relancer l’investissement en supprimant l’ISDF », par exemple) se retrouvent aux commandes. C’est l’oligarchie qui va confier à l’Etat le rôle de censeur, pour déterminer le vrai et le faux. Ce qui ne va pas sans de nombreuses craintes juridiques, analysées ici. Or, comme le notait déjà Spinoza, dans le domaine de l’opinion, « la fin de l’État est donc en réalité la liberté ». Alors que les proches du pouvoir rivalisent de fake news, n’accordons aucune confiance à la tentative gouvernementale de domestiquer l’information. Qu’ils s’astreignent eux-mêmes à la vérité, avant de la chasser chez les autres…
Article écrit avec Hadrien Toucel.