Les légendes colportées sur Diogène le Cynique, Διογένης ὁ Σινωπεύς (-413 -327) ne manquent pas, tant en ce qui concerne sa vie que sa mort, mais n’est-ce pas en un sens la même chose ? Ici on dit qu’il est mort d’avoir mangé un poulpe cru pas assez frais, là qu’il aurait succombé à la morsure d’un chien, à qui il tentait de prendre un os à ronger.
Diogène incarne le courant philosophique du cynisme, lequel prône un retour à la nature, la civilisation étant vue comme vectrice de vices, de paresse et de faiblesse. Toutes les valeurs défendues par la société d’alors sont moquées par ces étranges philosophes qui ne se lavent pas ou peu, font l’amour en public puisque ce serait naturel et donc indifférent à la pudeur, mangent également en public à un moment où cela ne se faisait pas. Philosophant par provocations, aujourd’hui Diogène serait sans doute familier des performances artistiques. On dit d’ailleurs que le nom de cynique vient du chien car au lieu de parler comme des hommes, les cyniques aboieraient sur leurs semblables. Nous n’avons conservé de lui que des des anecdotes, son mode de vie servant d’argumentation. Tout le monde se souvient qu’il aurait tenu tête à Alexandre le Grand venu le voir, lui demandant de s’écarter de son soleil. Il passe aussi pour n’avoirt pas condamné la consommation de chair humaine, tabou social primordial que l’on retrouve dans presque toutes les civilisations. Diogène Laërce, le doxographe, nous rapporte maintes histoires le concernant, comme celles-ci :
« Voyant un jour un petit garçon boire dans ses mains, il jeta son gobelet hors de sa besace en s’écriant : “ Un gamin m’a dépassé en frugalité ! »
« Il se débarrassa aussi de son écuelle quand il vit pareillement un enfant qui avait cassé son plat prendre ses lentilles dans le creux d’un morceau de pain. » [DL, Vl, 37]
Admirant l’enfant qui se passe de couverts, de plats, il semble inviter à un retour à une vie plus naturelle, faisant fi des arts de la table et des conforts. On sait aujourd’hui que certains coachs ou gourous peu regardants, au nom des valeurs naturelles, recommandent l’instincto-thérapie, comme si notre corps savait par avance ce qui est bon pour lui. Les deux à cinq mille français qui souffrent chaque année d’indigestions à cause de la consommation de champignons leur disent merci. Ils auraient dû méditer la mort de Diogène, du moins celle que l’on rapporte majoritairement. Il aurait succombé à la consommation d’un poulpe cru. Derrière l’attitude de Diogène, se pose le problème en effet de la détermination de ce qui serait véritablement naturel. Cette ambivalence du culturel et du naturel sera bien mise en évidence par Pascal :
« La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ?(…) J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
Pascal, Pensées [125-126].
Diogène admire le jeune garçon qui aurait mangé directement les lentilles sur du pain sans se servir d’un plat. L’image est belle. Norbert Elias a eu raison de montrer comment la civilisation des mœurs se caractérise notamment par les arts de la table, les plats et couverts manifestant une prévalence de la culture sur le biologique : les aliments par les assiettes, les fourchettes, se trouvent sans cesse éloignés, saisis par des instruments techniques. Diogène n’a pas vu cependant l’emprise de la culture : pour manger des lentilles sur du pain, il faut tout le travail de la culture. Celui destechniques alimentaires qui permettent de préparer les plats. À commencer par l’agriculture inventée au néolithique(vers – 12500) qui sélectionne progressivement les plantes que nous élevons et consommons. Les techniques du feu et de la poterie sont indispensables pour cuire les aliments, laquelle cuisson en rend certains plus digestes, permet une meilleure conservation. Agriculture, élevage, poterie constituent à cet égard la plus importante révolution culturelle connue de toute l’histoire de l’humanité si l’on en croit l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. À ces innovations techniques, s’ajoutent les conséquences sociales : la sédentarisation tout d’abord, parce qu’on ne peut plus être nomade si l’on est attaché à un champ. L’apparition des inégalités sociales, du fait de la constitution de stocks pour les uns, de disettes pour les autres. La division du travail : le jeune garçon évoqué par Diogène n’était sans doute ni l’agriculteur qui avait semé et récolté les lentilles, ni le boulanger qui avait fait cuire le pain, ni le meunier qui avait transformé le blé en farine.
L’alimentation semble bien manifester au mieux le caractère inextricable de la nature et de la culture. Le processus de culture déploie et diversifie des aptitudes naturelles en leur donnant un sens. Si la culture transforme un besoin en désir, un comportement naturel en rite, avec ses codes, alors l’alimentation nous plonge indéfiniment dans la culture, en sorte que l’on ne retournera jamais à la nature par elle.
La recette, une salade de lentilles
Les lentilles ont constitué, bien avant le blé, une ressource alimentaire indispensable. Leur culture remonte au néolithique et elle constituait un plat essentiel dans la cuisine égyptienne. La Bible la mentionne, Esaü ayant vendu son droit d’ainesse contre un plat de lentilles. Même si nous savons que manger ne nous fera pas retourner à la nature, voici quelques suggestions pour un plat de lentilles en salade. Les manger froides nous donnera l’illusion d’une nourriture plus naturelle, même si nous commençons par un détour en cuisine, avec l’omniprésence de la technique et des cultures. On retrouve ici deux des pôles de la grammaire alimentaire de Claude Lévi-Strauss, le cru et le cuit. Parce que nous avons l’impression que faire la cuisine est naturel, je ne donne ici que de vagues indications, vous laissant suivre vos intuitions.
Faire revenir dans une casserole un oignons émincé avec quelques fines tranches de carottes, ou, en saison, quelques tomates cerises coupées en 4. Saler et poivrer. C’est une bonne base. Selon les goûts une pointe d’ail ou de piment d’Espelette ?Quand cela semble bien (à l’odeur, Freud nous rappelant que c’est le sens le plus naturel que le processus de culture s’emploie à contenir), ajouter de l’eau et la porter à ébullition. Selon le type de lentilles choisies, vertes du Puy ou corail, à moins que vous ne préfériez les lentilles caviar Beluga respecter le rapport eau/lentilles et le temps de cuisson. Pour cela, se rapporter au paquet cela devrait suffire : preuve aussi que le processus de culture passe aussi par l’écriture sans laquelle vous auriez bien du mal à faire cette recette. Lorsque les lentilles sont cuites, enlever l’excès d’eau et les laisser tiédir. Verser dans les assiettes et ajouter ce qui passe sous la main : des œufs mollets (6 minutes de cuisson), du poisson fumé en lamelles, des baies roses ou de la grenade, quelques raisins secs et des olives vertes. Rajouter quelques feuilles de coriandre, de l’huile d’olive et du vinaigre. On peut aussi émietter un vieux morceaux de fromage de chèvre, ou au contraire un chèvre très frais. Si vous rajoutez quelques tranches d’avocat, intégrant la mondialisation dans votre assiette, vous supprimez radicalement la référence à la nature.