Spinoza, l’athée vertueux ?

Un article paru dans le numéro de septembre 2021 de La Raison.

Hegel :« Spinoza est un point crucial dans la philosophie moderne. L’alternative est : Spinoza ou pas de philosophie. » Spinoza (1632-1677) a sans doute élevé la liberté de penser au plus haut. Privilège insigne, il a été excommunié deux fois. En 1656 il subit bannissement et anathème à vie de la synagogue. Il a été victime d’une attaque au couteau par un fanatique religieux, et en a tiré une devise « Caute ! », méfie-toi ! Son œuvre – posthume – principale l’Éthique fut inscrite à l’Index librorum prohibitorum en 1679, deux ans après sa mort. Au XVIII° siècle, l’accusation de spinozisme devint synonyme d’athéisme ou de matérialisme et vous approchait dangereusement du bûcher. Qu’avait il de si effrayant pour les autorités ecclésiastiques ? 

La philosophie de Spinoza poursuit un projet de jeunesse : réformer l’entendement pour atteindre le bien véritable, c’est-à-dire une vie dédiée à la recherche de la vérité seule garantie d’un esprit libre qui entend « ne pas se moquer, ne pas désespérer, comprendre. » La philosophie de Spinoza déconcerte surtout par son style, qui culmine dans l’Éthique : il écrit more geometrico, selon l’ordre des géomètres, un système reposant sur des axiomes et des postulats, des démonstrations rigoureuses renvoyant à d’autres, comme s’il s’agissait de développer un théorème euclidien.

Dieu, ou la nature faite de nécessités

Sa philosophie repose entièrement sur l’affirmation d’un monisme radical : loin des dualismes qui distinguent – et le plus souvent opposent ! – la matière et l’esprit, l’âme et le corps, il affirme qu’il n’y a dans l’univers qu’une seule substance Deus sive Natura, qu’il appelle donc Dieu ou la nature. Si l’on peut parler ici de panthéisme, c’est qu’il invite à penser l’univers entier comme seule cause produisant des effets déterminés, et que nous sommes nous, comme un caillou, une fleur ou un cheval des productions particulières du grand tout qu’est la nature. De ce fait, Spinoza invite à nous penser en même temps comme corps et esprit, l’un et l’autre n’étant pas séparés, mais deux perspectives sur une même réalité. S’il affirme que « nul ne sait ce que peut le corps » c’est pour mieux nous amener à penser son efficace sans supposer quelque fantôme éthéré, caché dans la machine organique pour l’animer.

Une théorie des genres de connaissance

Ces considérations métaphysiques posées, la philosophie de Spinoza interroge les genres de la connaissance, afin de rendre compte de cette énigme : pourquoi les êtres humains ne s’accordent pas, parfois même sur les choses les plus simples ? Le plus souvent nous souffrons de biais, accordant nos opinions à ce que nous ne connaissons cependant que par ouï-dire, par des images partielles et tronquées, attribuant aux phénomènes ce qui relève pourtant de nos perceptions trompeuses. Ainsi peut-il rendre compte des deux principales sources d’erreurs, liées l’une à l’autre : un regard anthropomorphique qui nous fait prendre pour un « empire dans un empire », et la croyance dans la cause finale, comme si tout avait été créé dans un but. Cette approche est conforme à notre usage artisanal des choses, mais induit bien des erreurs, comme celle qui consiste à croire que bien et mal sont des absolus, alors qu’ils ne désignent que notre manière de nous accorder aux choses. Dans la nature, bon et mauvais restent toujours relatifs : il est bon pour la gazelle de manger de l’herbe comme il est bon pour le lion de la dévorer. Dès lors, quand un phénomène nous étonne, que nous n’en connaissons pas la cause naturelle, nous finissons par croire qu’il est dû à une quelconque intention et intervention divine. De cette attitude naïve Spinoza conclut hardiment : « dieu, cet asile de l’ignorance », lui attribuant à tort ce que nous ne comprenons pas encore. 

Difficile liberté

Philosophe de la liberté, il défend dans son Traité Théologico Politique le droit d’interpréter les textes religieux, en les restituant dans leur contexte historique, voire syntaxique. Plutôt que d’épiloguer avec les théologiens sur les conceptions du souffle divin, d’un Dieu-Amour, ou d’un Dieu-Jaloux, il élabore une grammaire hébraïque pour retrouver le sens initial de ces expressions. Il appelle également dans le même ouvrage et dans son Traité politique l’État à assurer la liberté de penser. Philosophe du corps et des genres de connaissance qui sont tout autant des genres de méprise, il ne croit cependant pas à l’illusion du libre arbitre, spectre de l’omnipotence divine : il sait que nous confondons nos volontés avec des désirs, et que ces derniers nous trompent, comme l’ivrogne croyant ce qu’il dit sous l’effet de la boisson, ou l’enfant réclamant un gâteau sous l’effet de la faim. 

L’actualité du spinozisme est immense. On retrouve aujourd’hui en lui les sources des Lumières radicales, rompant avec un XVIII° un peu trop sage aboutissant à l’idéalisme kantien. Frédéric Lordon, dans en dialogue avec Marx, cherche la puissance des affects en politique et en économie.

Verbatim

Préface à la partie IV de l’Éthique (trad° Saisset 1842) « De l’esclavage de l’homme ou de la force des passions »

→ Le libre arbitre est illusoire

Ce que j’appelle esclavage, c’est l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses passions. L’homme en effet, quand il est soumis à ses passions, ne se possède plus ; livré à la fortune, il en est dominé à ce point que tout en voyant le mieux il est souvent forcé de faire le pire. J’ai dessein d’exposer dans cette quatrième partie la cause de cet esclavage, et de dire aussi ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de mauvais dans les passions. (…)

→ Perfection et imperfection sont des anthropomorphismes

Quand les hommes ont commencé à se former des idées universelles, à concevoir des types divers de maisons, d’édifices, de tours, etc., et à mettre certains types au-dessus des autres, il est arrivé que chacun a donné à un ouvrage le nom de parfait, quand il lui a paru conforme à l’idée universelle qu’il s’était formée, et celui d’imparfait, au contraire, quand il ne lui a pas paru complètement conforme à l’exemplaire qu’il avait conçu ; et cela, bien que cet ouvrage fût aux yeux de l’auteur parfaitement accompli. (…) Car les hommes ont coutume de se former des idées universelles tant des choses de la nature que de celles de l’art, et ces idées deviennent pour eux comme les modèles des choses. Or, comme ils sont persuadés d’ailleurs que la nature ne fait rien que pour une certaine fin, ils s’imaginent qu’elle contemple ces modèles et les imite dans ses ouvrages. 

→ La nature : l’empire de la nécessité

C’est pourquoi, quand ils voient un être se former dans la nature, qui ne cadre pas avec l’exemplaire idéal qu’ils ont conçu d’un être semblable, ils croient que la nature a été en défaut, qu’elle a manqué son ouvrage, qu’elle l’a laissé imparfait. Nous voyons donc que l’habitude où sont les hommes de donner aux choses le nom de parfaites ou d’imparfaites est fondée sur un préjugé plutôt que sur une vraie connaissance de la nature. (…) Cet être éternel et infini que nous nommons Dieu ou la Nature agit comme il existe, avec une égale nécessité. La nécessité qui le fait être est la même qui le fait agir. (…)

→ La cause finale est illusion, elle vient des appétits

Cette espèce de cause, qu’on appelle finale, n’est rien autre chose que l’appétit humain, en tant qu’on le considère comme le principe ou la cause principale d’une certaine chose. Par exemple, quand nous disons que la cause finale d’une maison c’est de se loger, nous n’entendons rien de plus par là sinon que l’homme, s’étant représenté les avantages de la vie domestique, a eu le désir de bâtir une maison. Ainsi donc cette cause finale n’est rien de plus que le désir particulierqu’on vient de dire, lequel est vraiment la cause efficiente de la maison ; et cette cause est pour les hommes la cause première, parce qu’ils sont dans une ignorance commune des causes de leurs appétits. Ils ont bien conscience, en effet, comme je l’ai souvent répété, de leurs actions et de leurs désirs, mais ils ne connaissent pas les causes qui les déterminent à désirer telle ou telle chose. (…)

Bien et mal sont relatifs : dans la nature les gros poissons mangent les petits

Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses. Une seule et même chose en effet peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancolique qui se lamente sur ses maux ; pour un sourd, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire.

→ La fin de l’État c’est la liberté (Traité théologico-politique)

« Ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État est institué; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »

Bibliographie

Spinoza Œuvres, 4 tomes, Garnier Flammarion

Gilles Deleuze, Spinoza éditions de minuit

Robredo Jean-FrançoisSuis-je libre ? Encre Marine

Rovere Maxime Le clan Spinoza Flammarion Champs

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