Machiavel, le penseur de l’État libéré du pape article paru dans La raison fnlp.fr, janvier 2021
Machiavel (1469-1527) écrit en exil intérieur son œuvre la plus célèbre, Le Prince. Dans l’Italie déchirée en duchés et principautés, envahie par les autrichiens et les français, découpée par les États pontificaux, il tente de donner les secrets du pouvoir au nouveau maître de Florence, Laurent II de Médicis (1492-1519). Machiavel a observé de près les moyens de prendre, conserver et perdre les magistratures suprêmes, ayant été diplomate pour sa cité, côtoyant le roi Charles VIII de France (1470-1498) ou César Borgia (1475-1507).
Toute la vie de Machiavel est liée à la question politique. Il y met toute son énergie et y consacre toutes ses recherches. Il ne rédige pas un traité de pure spéculation : il a mené des ambassades, a suivi des armées. Dans une Lettre à Vettori présentant le projet du Prince il précise : « quant à mon ouvrage, s’ils prenaient la peine de le lire, ils verraient que je n’ai employé ni à dormir ni à jouer les quinze années que j’ai consacrées à l’étude des affaires de l’État. Chacun devrait tenir à se servir d’un homme qui a depuis longtemps acquis de l’expérience. » En 1494, les Médicis perdent le pouvoir à l’occasion de la prise de la ville par les armées françaises et s’instaure une République. Machiavel entre au Conseil des dix, dont il devient peu à peu le secrétaire, après l’exécution du prédicateur fou Savonarole, en qui il avait vu la figure même du prophète désarmé, incapable de mener à bien ses vues. Machiavel n’est pas qu’un commentateur de la vie politique, pas plus qu’il ne se contente de justifier ses actes. Il donne les clés d’une compréhension de l’activité politique.
La clé de compréhension de l’œuvre de Machiavel tient à ce qu’en effet la politique y soit conçue comme action, comme un phénomène. Cela nous invite à replacer sa conception dans l’émergence d’une nouvelle forme de la politique, parce que Machiavel se fait le témoin de ce qui s’offre à ses yeux, l’émergence de l’État. On dit parfois qu’il participe de l’invention de la notion d’État, qu’il renforce d’ailleurs en ajoutant à l’édifice la notion de raison d’État. Cela est vrai en partie. En partie seulement, parce que la lecture attentive de l’emploi du terme dans les textes ne permet pas toujours de dégager un concept unifié, tel qu’en donneront à voir les théoriciens de la souveraineté au XVI° siècle. Le mot stato, est encore chez lui très lié à la propriété des choses, à l’idée que l’on possède des biens dont on peut jouir et user.
On voit ici que l’État ne se confond pas avec le Prince, c’est-à-dire que l’État apparaît ici comme une instance à part. L’État est même en quelque sorte personnifié : il a des besoins (chapitre IX) ; les sujets peuvent s’en remettre à lui également. Enfin on voit que l’État suppose une forme de rapport hiérarchique qui ne relève pas de la seule autorité personnelle.
Il nous permet de comprendre que cet art de l’état consiste à rendre possible une autonomie, une action libre sans dépendre de personne. Tout son but c’est que Florence, puis l’Italie acquierent une puissance indépendante : le dernier chapitre du Prince est un appel à libérer l’Italie des barbares que sont les français, les espagnols et la main-mise du Pape. Dans cet ordre, Le Prince accompagne le long mouvement de sécularisation de l’État. D’où un rapport à la fortune qui ne cesse de hanter Machiavel.
« Ainsi, la fortune, dans sa course impétueuse, va changeant, tantôt ici, et tantôt là, la face du monde » Capitolo, Poésies, in œuvres, La Pléiade, p.85
Les États meurent, les grands hommes meurent, comme Alexandre ou César. La politique relève de ces conditions. Pris négativement, cette idée semble annihiler toute action politique. En même temps elle rompt avec l’idée aristotélicienne selon laquelle par nature l’homme vivrait politiquement. Le politique, si il peut mourir, doit être institué. Dès lors il faut penser la possibilité d’une institution : c’est tout l’objet du Prince : le chapitre premier débute par la liste des manières dont les principautés s’acquièrent : par arme, par fortune ou par talent. La politique suppose donc une égale part de liberté et de fortune, comme l’énonce le § XXV : »Il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, et qu’etiam elle nous en laisse gouverner à peu près la moitié. »
On attribue à Machiavel l’idée que la fin justifie les moyens. Tout Prince serait-il voué à perdre pour survivre ? Ce dernier serait en effet prêt à justifier toutes les turpitudes, et en sorte apporterait sa caution à toutes les manœuvres les plus scélérates. Cette opinion transparaît dans l’expression « machiavélique« , où les moyens rusés utilisés peuvent ne pas être bons. Il faut revenir sur ce propos. Se souvenant que Rousseau voyait dans Le Prince « le livre des républicains« , une autre lecture reste possible, celle qui commence par rappeler que l’amoralisme de Machiavel n’est pas immoral. Billevesée sémantique, dira-t-on. Pourtant Machiavel n’a pas littéralement écrit que la fin justifie les moyens. Il suffit pour cela de se référer au chapitre XVIII du Prince : « Chacun comprend combien il est louable pour un prince d’être fidèle à sa parole et d’agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l’emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. » Machiavel ne vénère jamais la cruauté pour la cruauté. Il peut louer ici ou là une action virulente, à une seule condition, qu’elle serve un bien plus grand, l’ordre et la paix politique. Parce que les hommes sont enclins au mal, il faut combattre le mal par le mal : la ruse, le mensonge, la violence apparaissent les meilleurs moyens pour les forcer à être bon. Machiavel nous livre là la grande leçon de la politique moderne : loin d’être idéale, elle n’est qu’un pis-aller, un mal pour un bien.
Verbatim
Le Prince, Chapitre 15
« Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire, soit envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant d’écrivains en ont parlé, que peut-être on me taxera de présomption si j’en parle encore ; d’autant plus qu’en traitant cette matière je vais m’écarter de la route commune. Mais, dans le dessein que j’ai d’écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m’a paru qu’il valait mieux m’arrêter à la réalité des choses que de me livrer à de vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles qu’on n’en a jamais vues ni connues. Mais à quoi servent ces imaginations ? Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu’en n’étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu’à se conserver ; et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
(…)
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les bonnes qualités que je viens d’énoncer se trouvassent réunies dans un prince. Mais, comme cela n’est guère possible, et que la condition humaine ne le comporte point, il faut qu’il ait au moins la prudence de fuir ces vices honteux qui lui feraient perdre ses États. Quant aux autres vices, je lui conseille de s’en préserver, s’il le peut ; mais s’il ne le peut pas, il n’y aura pas un grand inconvénient à ce qu’il s’y laisse aller avec moins de retenue ; il ne doit pas même craindre d’encourir l’imputation de certains défauts sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir ; car, à bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d’autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être. »
Chapitre 18
« (…) On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est obligé de recourir à l’autre : il faut donc qu’un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. (…)
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner.Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ?
À ce propos on peut citer une infinité d’exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d’accords de toute espèce, devenus vains et inutiles par l’infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré.
Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper.
(…) Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. »
Bibliographie
Machiavel, Le Prince, PUF,
Deux biographies
P. Boucheron, Un été avec Machiavel – Franc Inter / Parallèles
H. Prolongeau, Machiavel, Gallimard Folio