Paradoxes d’un philosophe maudit
Itinéraire singulier que celui de Nietzsche (1844-1900), lequel avouait philosopher à coups de marteaux. Nommé à 24 ans à la chaire de philologie de l’université de Bâle, il se tourne vers la philosophie, et ne cessera alors, jusqu’à sa crise de démence à Turin en 1889, de mettre en cause les idoles, toutes les idoles, du christianisme aux plus grandes figures de la philosophie, de Socrate et de Jésus, de la morale et la vérité, concepts sacrés pour la philosophie qui n’échappent pas à sa critique féroce.
Le crépuscule des idoles et la généalogie
Abandonnant l’enseignement en 1879 pour des raisons de santé, il entame une vie de voyages, notamment en France et en Italie, où il se met à produire des textes de plus en plus enflammés, souvent métaphoriques, pleins d’énergie et le plus souvent écrits à la première personne, c’est-à-dire incarnés. Il ne se contente pas de mettre directement en cause le christianisme, comme dans L’Antéchrist (posth. 1896), mais toutes les valeurs imprégnées de ce qu’il appelle « la moraline », c’est-à-dire de tout ce qui se manifeste comme un frein à la vitalité. Il développe sa méthode propre, la généalogie, laquelle consiste à ne pas accorder naïvement aux valeurs ou concepts ce qu’ils annoncent mais remonter à leurs origines, dévoiler ce qu’ils servent et à quelles pulsions affectives, mobiles inavoués, ils répondent. Prenons par exemple la mémoire, elle ne sert pas seulement à conserver des connaissances mais s’inscrit dans tous les processus par lesquels les individus sont invités par la suite à tenir leurs promesses, elle seule rend possible la société de contrats où nous sommes tenus de rendre compte de nos actes en en devenant responsables. D’où la série d’ouvrages qui mettent en cause La généalogie de la morale, étudient la vérité et le mensonge au sens extra-moral parce qu’il s’agit en fait de vivre Par delà le bien et le mal. Même l’histoire, la science et la philosophie propre au XIX°, n’échappe pas à des considérations intempestives : en lieu et place d’une histoire antiquaire ou monumentale qui ferait de chacun de nous, individus ou peuples, les pâles héritiers d’un passé qui les écrase, il en appelle à une histoire qui « juge et qui tranche », capable de laisser court à la liberté.

Dieu est mort
Sa citation la plus célèbre est un coup de tonnerre : dieu est mort, « Gott ist tot ! ». En un sens d’ailleurs, la mort de dieu n’est pas une nouvelle, le christianisme étant la religion qui a annoncé sa propre mort en crucifiant Jésus. Cette image d’un dieu se faisant chair, sauvé certes par la résurrection, n’est pas banale et atteste d’un changement culturel vis-à-vis de la divinité : elle devient mortelle. Le XIX° siècle manifeste moins la mort de dieu que le recul de la religion chrétienne.
Nietzsche se place dans la perspective du nihilisme dont la mort de dieu n’est qu’un des aspects. Il dévoile le bouleversement de la tradition morale, religieuse et philosophique : « Que signifie le nihilisme ? Que les plus hautes valeurs se dévalorisent » (la volonté de puissance). Il ne fait pas que constater cette perdition, il entend y participer, en dénonçant vivement les valeurs portées par la tradition philosophique et religieuse. Il voit dans les valeurs traditionnelles le triomphe du ressentiment, dans la mesure où le plaisir, le corps et la puissance vitale sont condamnées. Le nihilisme peut prendre plusieurs figures. La première est incarnée par les dandys cyniques, qui constatent la fin de toutes les valeurs et se réfugient dans une attitude désinvolte. Nietzsche aspire à un dépassement des valeurs par un Gai Savoir.
Ainsi parlait Zarathoustra annonce plusieurs fois que dieu est mort. L’humanité y passe par trois phases. La première prend la figure du chameau, qui ploie sous sa bosse, gonflée du poids des traditions, des valeurs qui empêchent de vivre avec puissance et liberté. Vient le temps du lion, qui détruit les valeurs, affirme sa force en faisant disparaître les poids morts qui empêchaient son développement. Et enfin l’enfant, insouciant, joyeux, libéré de la tradition, apprend à vivre par lui même. Ce temps annonce pour Nietzsche l’avenue du surhomme : « Et la vie elle-même m’a dit ce secret : « Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même.“ » La vie produit des valeurs. En annonçant la mort de dieu, Nietzsche n’annonce-t-il pas simplement la venue de l’homme enfin libéré de ses préjugés ?
Les morts de Nietzsche
Nietzsche est mort trois fois. En 1889, quand terrassé par une crise de folie, aux causes encore discutées, il s’effondre au cou d’un Cheval, avant d’être interné et de sombrer dans le silence, puis en 1900, date de sa mort biologique. Mais il est une troisième mort du philosophe, et c’est un assassinat et une trahison. Il n’avait de cesse de railler l’antisémitisme allemand :« Il n’est vraiment pas en Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Cette racaille ose avoir dans la bouche le nom Zarathoustra. Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! » Posth. Il avait même renié sa propre germanité, mais il est récupéré par sa sœur au profit du nazisme, confondant l’hypothèse du surhomme – qui est avant tout un appel à se dépasser – avec les fantasmes hitlériens sur les aryens. Quel paradoxe quand on sait que Cosima Wagner avait dénoncé une prétendue influence juive dans les textes de Nietzsche après que ce dernier se soit fâché avec le couple Wagner au moment où il publiait ses plus grandes œuvres.
Textes
Le problème de la vérité
« La volonté du vrai, qui nous induira encore à bien des aventures périlleuses, cette fameuse véracité dont tous les philosophes ont toujours parlé avec beaucoup de respect, que de problèmes elle nous a déjà posés! Et quels problèmes singuliers, pernicieux et équivoques! L’histoire en est déjà longue, cependant il me semble qu’elle ne fasse que tout juste de commencer. Quoi d’étonnant si nous finissons par nous méfier, par perdre patience, par nous détourner, excédés? Si ce sphinx nous enseigne finalement à poser des questions à son tour? Qu’est-ce en nous qui veut la « vérité »? De fait, nous nous sommes longuement attardés devant le problème de l’origine de ce vouloir, et pour finir nous nous sommes trouvés complètement arrêtés devant un problème bien plus fondamental encore. Nous nous sommes interrogés sur la valeur de ce vouloir. En admettant que nous voulions le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? Ou l’incertitude? Ou même l’ignorance? Est-ce le problème de la valeur du vrai qui s’est présenté à nous, ou bien est-ce nous qui nous sommes offerts à lui? Qui est Œdipe ici? Et qui est le Sphinx? Il semble que ce soit un rendez-vous de questions et de problèmes. Et le croirait-on? il nous semble en définitive que le problème n’avait jamais été posé jusqu’à présent, que nous somment les premiers à le voir, à l’envisager, à l’oser. Car il comporte un risque, et peut-être le risque suprême. » Par delà le bien et le mal, 1886, §1
L’homme est avant tout un corps et la conscience illusoire
« En ce qui concerne les animaux, Descartes est le premier qui, avec une admirable audace, ait osé concevoir l’animal en tant que « machine » : toute notre physiologie s’efforce de prouver cette thèse.
Mais, comme il est logique, nous ne mettons plus l’homme à part, ainsi que Descartes le faisait encore : ce que l’on comprend aujourd’hui de l’homme n’excède pas ce que l’on peut comprendre de lui en tant que machine. Jadis, on accordait à l’homme le « libre arbitre », sorte de dot qu’il aurait apportée d’un monde supérieur : aujourd’hui, loin de lui attribuer une volonté libre, nous lui avons même repris toute espèce de volonté, dans la mesure où l’on ne peut légitimement entendre par cela une faculté. L’ancien mot de « volonté » ne sert plus qu’à définir une résultante, une sorte de réaction individuelle, qui fait nécessairement suite à une multitude de sollicitations en partie contradictoires, en partie concordantes : —la volonté n’« agit » plus, ne « meut » plus…
Jadis, on voyait dans la conscience de l’homme, dans l’« esprit », la preuve de sa haute origine, de sa nature divine. Pour parfaire l’homme, on lui conseillait d’imiter la tortue, de rétracter ses sens, d’interrompre tout commerce avec le « monde », de se défaire de son « enveloppe mortelle » : alors, il ne resterait plus de lui que l’essentiel, le « pur esprit ». Là aussi, nous sommes mieux inspirés—et l’accession à la conscience, à l’« esprit », nous semble justement être le symptôme d’une certaine imperfection de l’organisme, un essai, un tâtonnement, un coup manqué, une épreuve. Nous nions que l’on puisse faire quoi que ce soit de parfait tant qu’on le fait consciemment. Le « pur esprit » est pure sottise : si, dans nos calculs, nous faisons abstraction du système nerveux et des sens, bref de l’« enveloppe mortelle », eh bien, nous faisons un calcul faux. » L’Antéchrist, §14.
Contre la morale du ressentiment
« En agissant nous ne faisons pas. — Au fond je n’aime pas toutes ces morales qui disent : « Ne fais pas telle chose ! Renonce ! Dépasse-toi ! » — J’aime par contre toutes ces autres morales qui me poussent à faire quelque chose, à le faire encore, et à en rêver du matin au soir et du soir au matin, à ne pas penser à autre chose qu’à : bien faire cela, aussi bien que moi seul je suis capable de le faire ! Celui qui vit ainsi dépouille continuellement l’une après l’autre les choses qui ne font pas partie d’une pareille vie ; sans haine et sans répugnance, il voit comme aujourd’hui telle chose et demain telle autre prend congé de lui, semblable à une feuille jaunie que le moindre souffle détache de l’arbre : ou bien encore il ne s’aperçoit même pas qu’elle le quitte, tant son œil regarde sévèrement son but, en avant et non à côté, en arrière ou vers en bas. » Le Gai savoir §304
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Paolo D’Iorio, Le voyage de Nietzsche à Sorrente. CNRS
Gilles Deleuze, Nietzsche Puf