Article paru dans le numéro d’avril de la Raison la revue de la Libre Pensée.
En ces temps d’état d’urgence sanitaire où l’État semble plus enclin à distribuer des P.V., assigner le randonneur chez soi, le camionneur à son volant, la caissière à son tapis roulant, l’infirmière à ses patients, il est des textes philosophiques salutaires. Emmanuel Macron a joué des pouvoirs exorbitants de la cinquième République, ceux de l’État d’urgence. Or il l’utilise davantage pour réprimer et contraindre que protéger. L’État a distribué des milliards à l’industrie : combien a-t-il versé en urgence pour la recherche d’un vaccin ou d’un traitement ? Le ministère de l’intérieur a publié un appel d’offre de gaz lacrymogènes pour plus de 3,6 millions d’euro. Il s’est équipé de drones, a créé des brigades motocycles pour aller sur les sentiers de randonnée. Pendant le confinement nous avons assisté à des courses par camionnettes ou hélicoptères envers les rares personnes qui se promenaient en bord de mer, quand il ne s’agissait pas de chasser les familles des cimetières. Et nous avons consenti à cet ordre.
L’état d’urgence sanitaire étend les pouvoirs de contrôle du gouvernement sur la population. Sa parole désordonnée et l’incompétence gouvernementale ont été révélées à plusieurs reprises : des commandes de masques subtilisées par les américains, des respirateurs non aux normes, un directeur de la santé – qui était de ceux qui ont asséché les réserves de masques dans les gouvernements précédents – qui un jour dit que les masques grands publics ne servent à rien, puis quand ils commencent à être disponibles les rend obligatoires, un ministre de l’éducation plusieurs fois démenti par le président ou le premier ministres. Cette perte de confiance en la parole publique va mal finir. Comme la perte de confiance en la science par l’instrumentalisation du conseil scientifique.
Pourtant rien de neuf sous le soleil (même confiné) : Gilles DELEUZE et Michel Foucault ont en leur temps tous deux évoqué les sociétés de contrôle. La technique rend possible à échelle de masse et industrielle ce qui n’était qu’auparavant artisanat d’État. Plus conséquemment, avec l’habitude prise à concéder nos droits aux GAFAM, à accepter d’être évalués tout en ayant l’illusion d’évaluer, nous avons ouvert la brèche. Le rêve panoptique de Bentham – un édifice où les prisonniers, écolier ou malades, se surveillent eux-mêmes car ils croient toujours être sous le regard d’un gardien, a été étendu à la société tout entière et aux réseaux sociaux. Nous avons décrété notre servitude volontaire. C’est également ce que prévoyait Gilles Deleuze dans un court texte, objet d’un article sur les sociétés de surveillance. Ilprédisait un nouveau cycle : après les sociétés de souveraineté, puis celles de discipline, arrivait le temps des sociétés de surveillance.
Isolés dans le confinement, la peur des contaminations, nous nous leurrons en croyant que les manifestations en ligne sur internet, les tweets et post Facebook tiennent lieu de révolte collective. Le gouvernement a en quelques heures assigné toute la population à résidence sans qu’il n’y ait eu de véritable opposition. Tout attroupement était réprimé, nous avons vécu dans une dystopie sans y penser, mais c’est le monde qui vient. La révolution libérale et néo conservatrice des années 1980 accouche d’une société de contrôle : l’économie est sauvegardée, et le gouvernent exerce un biopouvoir sur nos corps. La prétendue répression des FakeNews lui permet aussi de décider des opinions. En lieu et place d’une souveraineté démocratique, nous tombons dans le despotisme démocratique, dénoncé par le pourtant très libéral Alexis de TOCQUEVILLE en son temps. Car l’État mis au service d’une oligarchie a désormais une mission : nous contrôler à l’école, au travail, à l’hôpital.
Verbatim :
Tocqueville :
« Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes, qui de temps à autres renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis (…) Ils auraient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’égalité s’établissait davantage, à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile (…) L’État travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (…) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige (…) il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger »
Alexis de Tocqueville De la Démocratie en Amérique, 1830
Michel Foucault :
« Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont insérés en une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les évènements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts – tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. (…) Il prescrit à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie et sa mort, à chacun son bien par l’effet d’un pouvoir omniprésent et omniscient qui se subdivise lui-même de fan régulière et ininterrompue jusqu’à la destination finale de l’individu, de ce qui le caractérise, de ce qui lui appartient, de ce qui lui arrive. (…) Il y eût aussi un rêve politique de la peste (…) non pas la fête collective, mas des partages stricts ; non pas la loi transgressée, mais la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l’existence et par l’intermédiaire d’une hiérarchie complète qui assure le fonctionnement capillaire du pouvoir. (…) La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels – c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée. La peste (celle du moins qui reste à l’état de prévision), c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. Pour faire fonctionner selon la pure théorie les droits et les lois, les juristes se mettaient imaginairement dans l’état de nature ; pour voir fonctionner les disciplines parfaites, les gouvernants rêvaient de l’état de peste »Michel Foucault
Surveiller et punir Tel Gallimard
Gilles Deleuze
« Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert, animal dans une réserve, homme dans une entreprise (collier électronique). Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique (dividuelle) qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle.
L’étude socio-technique des mécanismes de contrôle, saisis à leur aurore, devrait être catégorielle et décrire ce qui est déjà en train de s’installer à la place des milieux d’enfermement disciplinaires, dont tout le monde annonce la crise. Il se peut que de vieux moyens, empruntés aux anciennes sociétés de souveraineté, reviennent sur scène, mais avec les adaptations nécessaires. Ce qui compte, c’est que nous sommes au début de quelque chose. Dans le régime des prisons : la recherche de peines de « substitution » au moins pour la petite délinquance, et l’utilisation de colliers électroniques qui imposent au condamné de rester chez lui à telles heures. Dans le régime des écoles : les formes de contrôle continu, et l’action de la formation permanente sur l’école, l’abandon cotres pondant de toute recherche à l’Université, l’introduction de l’ « entreprise » à tous les niveaux de scolarité. Dans le régime des hôpitaux : la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque, qui ne témoigne nullement d’un progrès vers l’individuation, comme on le dit, mais substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’une matière « dividuelle » à contrôler. Dans le régime d’entreprise : les nouveaux traitements de l’argent, des produits et des hommes qui ne passent plus par la vieille forme-usine. Ce sont des exemples assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu on entend par crise des institutions, c’est-à-dire l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination. Une des questions les plus importantes concernerait l’inaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d’enfermement, pourront-ils s’adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les sociétés de contrôle ? Peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à venir, capables de s’attaquer aux joies du marketing ? Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d’être « motivés », ils redemandent des stages et de la formation permanente ; c’est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines. Les anneaux d’un serpent sont encore plus compliqués que les trous d’une taupinière.
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in L ‘autre journal, n°1, mai 1990