Article à paraître dans le numéro de juin de La Raison
Gaston Bachelard est né en 1884 issu d’une famille relativement modeste. Il est de ceux que la République va peu à peu élever au rang de maîtres. Formidable carrière qui le mène de simple postier à professeur d’université à la Sorbonne et directeur de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques en 1940. Il côtoie les plus grand, de Bergson à Einstein et fonde l’épistémologie française. Il est loin le temps où la philosophie pouvait prétendre être « la science des sciences » (Hobbes, Léviathan, chap. 9). Loin d’opposer science et philosophie, le propos de Gaston Bachelard vise à réconcilier les deux : la philosophie doit se nourrir de la connaissance scientifique, le scientifique peut trouver dans la philosophie ce qui le met en garde contre ses propres erreurs de méthode. On lui doit une pensée du caractère historique des sciences, bien loin tant de l’image d’Épinal d’un progrès continu que des conceptions relativiste. La première originalité de ce penseur et travailleur hors normes tient au rôle éminent qu’il accorde à l’erreur dans les processus scientifiques. La seconde, et non des moindres réside dans la place qu’il accorde aux mobiles profonds, inconscients et même poétiques, dans la démarche scientifique.
- Une épistémologie historique.
Les sciences, comme la philosophie plus largement, ont une histoire, car la vérité elle-même est engagée dans un développement historique, voilà déjà ce que Hegel – entre autres – a pu révéler. Cependant à croire que la liberté se dévoile – alèthéia en grec – on peut y voir un simple processus cumulatif, passant alors outre sa principale énigme : comment se fait-il que ce qui nous apparaît aujourd’hui évident ait pu être si longtemps ignoré ? Contrairement à une légende tenace, la sphéricité de la terre n’a en fait que rarement été questionnée – songez ne serait-ce qu’à la figure mythologique d’Atlas portant le monde. En revanche nous pouvons nous interroger sur les raisons qui ont si longtemps empêché de penser le vide, l’orbite terrestre autour du soleil ou l’infinité de l’espace. La philosophie de Gaston Bachelard s’est attelée à cette épineuse question.
La vérité est toujours une erreur rectifiée, voilà la grande leçon de l’ancien professeur de physique-chime du collège de bar-sur-Aube. Affirmation banale, mais à bien étudier. Erreur d’abord. Nous commençons à découvrir la vérité par l’erreur, ne serait-ce que parce que toute connaissance commence par des approximations. Le modèle ptoléméen d’astronomie, qui met la terre au centre de l’univers, entourée de sphères portant les planètes ou les étoiles, est certes bien une erreur, mais plus précis que des modèles antérieurs, permettant de calculer déjà bien des trajectoires.
- Les obstacles épistémologiques
Gaston Bachelard introduit le concept d’obstacle épistémologique et montre que l’on comprend mieux le progrès des sciences à partir de ses erreurs : « c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. » Bachelard propose une conception dialectique de la vérité qui ne peut espérer mieux qu’être une « connaissance approchée » pour reprendre le titre de sa Thèse de 1927. De ce fait le progrès des connaissances n’est pas linéaire, mais procède par ruptures, et ses grandes étapes changent de modèle en revenant sur les certitudes anciennes. La première rupture permet de qualifier l’esprit scientifique par opposition radicale avec l’opinion commune. Avec le sens des formules qui est le sien, Gaston Bachelard nous met en garde contre la croyance dans les intuitions de l’opinion commune : elles sont toutes trompeuses, car elles ne saisissent pas les phénomènes pour eux-mêmes, mais l’utilité que nous en avons. Penser que le feu éclaire et chauffe empêche de penser d’une part la nature propre de la combustion et d’autre part la possibilité de penser une lumière sans combustion : obstacles qui perdureront longtemps. Dès lors « on ne peut rien fonder sur l’opinion, il faut la détruire ». On le voit l’opinion ne désigne pas telle ou telle affirmation concernant le réel, mais une manière de concevoir le rapport au réel. Ainsi les mots de l’opinion nous trompent, c’estl’obstacle verbal. L’opinion ne conçoit pas les phénomènes eux-mêmes, mais les rapporte à des choses, c’est l’obstacle substantialiste. Ainsi comprend-on mieux le délai pris à la compréhension de l’électricité : les effets étaient connus, mais on y cherchait une substance, une matière collante comme une glu, parce que de petits morceaux de papiers semblaient coller à une tige électrisée.
Il ne faudrait pas croire que l’ordre scientifique lui-même serait exempt d’obstacles et par là de ruptures à son tour. Toute découverte renouvelle la connaissance et crée des obstacles nouveaux pour la compréhension des phénomènes. Chaque ère scientifique possède une manière de penser le monde propre à elle qui recompose les modèles théoriques d’intelligibilité. Du modèle géocentré de l’antiquité à Galilée, il y a ruptures. En remarquant les imperfections du modèle newtonien Einstein propose sa théorie de la relativité, manière radicalement différente de penser l’espace et le temps.
- Le rôle des mathématiques et des techniques.
À l’intersection de deux courants anciens dans l’histoire de la vérité, rationalistes et empiristes, Bachelard comprend que le progrès des sciences modernes vient de la à la fois de la mathématisation des modèles et du recourt aux expériences notamment par les instruments de mesure. Ainsi, pour comprendre l’univers, selon les mots du grand Galilée, il faut recourir au « langage mathématique » : « nous croyons personnellement que la pensée mathématique forme la base de l’explication physique et que les conditions de la pensée abstraite sont désormais inséparables des conditions de l’expérience scientifique. » Mais parce que la science est devenue expérimentale elle ne peut se passer des instruments techniques, lesquels sont déjà des condensés de théorie : avec l’utilisation du microscope, il y toute la théorie optique comme une certaine vision du monde vivant ; dans les accélérateurs à particule du CERN à Genève, la relativité et la théorie quantique. Dans ce cadre il propose un matérialisme à la hauteur des nouvelles connaissances. La matière n’est sans doute plus ce que les anciens désignaient de telle, confondant la réalité physique avec leur perception, mais le matérialisme reste l’un des horizons méthodologiques : penser le monde à partir de lui-même, libéré des idoles de l’imagination.
- La poésie et la psychanalyse des sciences
Si l’on prend au sérieux l’idée qu’il y a un « esprit » scientifique, qu’il se forme, son analyse ne relève pas seulement de la méthodologie : il interroge alors la psychologie du savant. Montesquieu pensait avoir trouvé L’esprit des lois, Bachelard propose une psychanalyse de la science, laquelle commence avec celle du feu. Il voit dans l’imaginaire prométhéen, faisant don du feu et des arts aux hommes, l’intention inconsciente des savants. Ceux-ci, comme en psychanalyse freudienne, sont mus par des mobiles qui ne sont pas conscients, parfois héritées de l’enfance comme le déplorait Descartes qui y voyait les sources mêmes de l’erreur. Notre perception des choses est influencée. Pascal distinguait la libido sentiendi le plaisir des sens, de la libido sciendi, l’appétit de connaissance. Bachelard montre alors quels mobiles inconscients guident les recherches scientifiques. Ces mobiles mêmes le conduisent peu à peu à quitter le seul champs de la philosophie des sciences pour interroger la poésie. Il s’inspire des quatre éléments fondamentaux chers aux philosophes et poètes pré-socratiques, formant une série d’ouvrages aussi passionnants que méditatifs. Inspiré par Lautréamont autant que Nietzsche, il suit les méandres du désir en commençant par une Psychanalyse du feu, puis L’Eau et les rêves : Essai sur l’imagination de la matière, L’Air et les Songes : Essai sur l’imagination du mouvement), La Terre et les Rêveries du repos.
- Devenirs politiques de l’épistémologie de Bachelard
Toute œuvre échappe à son auteur, et la conception historique des sciences de la nature va inspirer Louis Althusser ou Étienne Balibar dans sa lecture de Marx, opposant un jeune Marx humaniste et philosophe avant la coupure épistémologique menant au Capital.
Bibliographie
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin
Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Livre de poche
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Folio
Dominique Lecourt, L’épistémologie historique de Gaston Bachelard, Vrin
Extrait
« La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal; elle ne pense pas: elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion: il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »
La formation de l’esprit scientifique (1938) Vrin, p. 14