Article paru dans La Raison revue de la Fédération Nationale de la Libre Pensée.
Le procès de Socrate en -399 marque de manière indélébile notre culture, alors que Socrate et son procès auraient tous deux pu tomber dans l’oubli. Après tout ce dernier n’a rien laissé d’écrit, et il faisait partie de la myriade de philosophes, voire de sophistes, qui parcouraient les rues d’Athènes, pieds nus et vêtus de manteaux sales. Et pourtant Socrate est devenu le père fondateur de la philosophie, tant-et-si bien que l’on appelle désormais ses prédécesseurs du nom de présocratiques. Curieuse discipline, la philosophie, qui à l’instar de la religion chrétienne s’origine dans un martyr. Socrate, comme Jésus, morts pour la cause. Quelle cause ? Du procès de Socrate, on en a fait un symbole de la liberté de penser. Le principal artisan de cette réputation est certainement Platon,son disciple et interprète prépondérant. Platon n’a pourtant pas assisté à la mort de son maître, si l’on en croit le Phédon : ce jour là, il était malade. Quel crédit accorder à la figure socratique développée par Platon ? Que penser aujourd’hui du procès Socrate ?

Canonique du Procès
La source la plus connue du procès nous vient bien de Platon dans ce que l’on appelle la première tétralogie : L’apologie de Socrate, avec l’Euthyphron, le Criton et le Phédon, relatent le procès puis la mort de Socrate. Socrate répond à une accusation portée par Mélétos, Anytos et Lycon. On en connaît les motifs, un temps conservés dans les archives d’Athènes : « Socrate enfreint la loi, parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort. »
Si l’on suit le récit platonicien, après une exorde où Socrate justifie la méthode philosophique qui consiste à convaincre par des raisonnements et non à persuader par des artifices, il réfute une à une les accusations, celles d’impiété comme celle de corruption. L’Assemblée embarrassée lui propose une autre peine que la mort, mais Socrate, en ultime provocation, met en demeure la Cité de l’acquitter et de lui verser une rente ou de le condamner selon les termes de l’accusation : soit il est innocent et doit être acquitté, soit il est coupable et ne peut éviter la peine. Ce faisant il scèle son destin, il est bien condamné à mort et les dialogues comme Le Criton racontent son emprisonnement, puis sa mort en buvant la Cigüe. Ses disciples ont beau lui proposer de s’évader, il refuse, définissant la vertu comme le fait de « plutôt subir une injustice que de la commettre ».
Le procès en impiété était indu
Quels qu’aient été par la suite les amalgames sur sa figure, nous ne pouvons cependant pas remaquiller Socrate en libre penseur athée, sauf au prix d’énormes contresens. L’accusation d’impiété en Grèce n’a que peu à voir avec l’athéisme militant, on peut au mieux y voir des figures de l’agnosticisme, et elle étaient nombreuses. Protagoras, figure éminente du sophisme, a écrit un traité Sur les dieux dont il ne subsiste qu’une phrase : « à propos des dieux, il m’est impossible de savoir si ils existent ou s’ils n’existent pas, ni quelle est leur forme ; les éléments qui m’empêchent de le savoir sont nombreux, ainsi que l’obscurité de la question et la brièveté de la vie humaine. » Même Épicure se méfie, il commence sa Lettre sur le bonheur en affirmant que « les dieux existent, évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas. » Sceptiques ou agnostiques, les philosophes ici ne confondent pas la religion et la superstition avec l’existence des dieux. Socrate de son côté ne met pas en cause l’existence réelle des dieux, même s’il doute de sa propre capacité à les connaître, lui qui ne sait qu’une chose c’est qu’il ne sait rien. Sa vie vertueuse est la preuve de sa piété : dans le contexte antique où religion et vie civile s’entre-pénètrent,il affirme toujours son respect des lois et des dieux de la cité. L’accusation d’introduire de nouveaux dieux vient-elle du fait qu’il s’en remettait au daimon de la philosophie ? Mais dans ce cas, l’accusation se nie elle-même, celui qui croit aux démons, engendrés par les dieux eux-mêmes, ne peut être soupçonné d’impiété !
La figure du philosophe contre les sophistes ?
Platon nous a transmis un Socrate sans doute différent du personnage historique. Diogène Laërce qui a compilé tant d’éléments sur la philosophie antique nous a averti : « Socrate, qui venait d’entendre Platon donner lecture du Lysis, s’écria : ‘’Par Héraclès, que de faussetés dit sur moi ce jeune homme !’’ De fait, Platon a consigné par écrit un nombre non négligeable de choses que Socrate n’a pas dites. » (D.L. vies… III-35) Il y a eu bien d’autres versions de Socrate, Xenophon nous donnant dans sa version du Banquet une image plus comique de Socrate, quand Aristophane, soutenant lui aussi les mêmes accusations, se moque de Socrate dans Les Nuées. Si Socrate passe pour le père de la philosophie c’est que la plupart des écoles de sagesse grecques, à l’exception peut-être de l’épicurisme, incarnent une des facettes du philosophe. L’Académie de Platon cherche en effet la saisie des essences, celle du Vrai, du Beau et du Bien, quand Aristote, son disciple, met l’accent sur la rigueur de l’argumentation, notamment dans ses Réfutations sophistiques. Les stoïciens tentent de définir la Vertu par le comportement rationnel du sage, quand les cyniques perpétuent dans une vie active et la provocation permanente, l’attitude de Socrate qui, tel un poisson torpille, paralysait ses adversaires et pratiquait l’ironie. Platon a accentué la lutte de la philosophie contre les sophistes, mais il semble désormais établi que pour nombre des ses contemporains, Socrate était également un sophiste, mettant en cause les traditions de la cité. « Si Socrate était mort dans son lit, nous croirions aujourd’hui qu’il n’était rien de plus qu’un habile sophiste », observed’ailleurs Rousseau.
D’ailleurs la sophistique ne doit pas être ramenée à la mauvaise image largement promulguée par Platon. Socrate n’hésite pas dans le Théétète à faire l’apologie de l’un de ses principaux représentants, Protagoras, à qui l’on doit « l’homme est la mesure de toute chose. » Pris en un mauvais sens, cette affirmation nous conduit en effet au relativisme, chacun s’érigeant en juge de la vérité à partir de ses seules opinions. En bonne part en revanche on y voit un humanisme naissant, chacun estimant en homme doué de logos ce qui est vrai ou faux.
Restituer le procès dans son contexte
En 2013 l’historien Paulin Ismard est revenu sur ce qu’il appelle L’événément Socrate et a montré combien la légende platonicienne s’était éloignée du véritable procès. Il nous invite à mieux connaître les circonstances du procès, tant en consultant d’autres sources que l’apologétique platonicienne, qu’en examinant la spécificité des procédures juridiques en -399. Son procès pour impiété et corruption de la jeunesse, nous le lisons avec nos yeux modernes, toujours prompts à défendre la liberté d’expression. Erreur, car la justice dans la Grèce Antique ne recourrait pas aux mêmes catégories. Erreur qui rend incompréhensibles les motifs du procès avec les propos mêmes de Socrate. Socrate fut l’objet d’un procès politique, et non d’un procès en hérésie, car Socrate s’attaquait au fondement de la cité démocratique. Sa corruption de la jeunesse relevait effectivement d’une remise en cause du mode d’éducation pratiqué en Grèce antique, au moment même où l’apparition de la philosophie et de la sophistique le bouleversait. Sa critique de l’éducation athénienneétait celle également des sophistes qui substituent eux-aussi le Logos à la seule tradition et à la piété filiale. C’est la même démarche qui le conduit à douter des définitions habituelles de la justice dans La République, et dans Euthyphron il met en cause la piété par tradition pour lui opposer une piété par morale. En somme il met en cause les structures familiales et traditionnelles, comme le font en même temps que lui les sophistes. Du strict point de vue des autres éducateurs il met bien en péril la jeunesse en proposant une alternative à sa formation. Il anticipe là des mutations qui se produiront au cours du IV° siècle av. E.C., raison pour laquelle moins de soixante dix ans après son empoisonnement Athènes lui érigera une statue, sur l’Agora même.
Pauvre Socrate : de bien mauvais martyrs
Si Socrate appelle à l’usage de la raison, par le « connais-toi toi même », il fonde en effet une démarche philosophique désormais : douter des opinions, en admettant qu’on ne sait qu’une chose c’est qu’on ne sait rien, puis déconstruire méticuleusement les opinions. Gilles Deleuze définit le philosophe comme chasseur de mythes, et Socrate nous y invite, mais n’en faisons pas à notre tour un autre mythe. Au cours de l’histoire trop de faux-penseurs se sont parés de la figure socratique voulant faire retomber son aura sur lui, s’associer à son martyr. Paulin Ismard s’est amusé à en donner une liste, et elle n’est pas toujours piquée des hannetons ! Si Diderot traduit Socrate pendant son embastillement, les Lumières l’inscrivent dans une noble tradition, Hypatie, Giordano Bruno, et Galilée. L’Église elle fait une analogie entre Jésus crucifié par les Galiléens dans la tradition antisémite, quand Khomeini y voit un martyr : « Il essaya de convaincre les gens de n’adorer d’autre Dieu que le vrai. À la suite de ses propos le peuple réclama au Sultan sa mise à mort. Celui-ci y fut contraint et l’empoisonna. » Loin d’être une figure démocrate, Socrate défend une oligarchie et nombre de ses disciples prendront le parti de la tyrannie. Le penseur (ultra) libéral Hayek finit par utiliser le procès de -399 pour montrer que des régimes autoritaires auraient mieux défendu la liberté que la démocratie athénienne.
Bibliographie
Platon Apologie de Socrate toute éditions
Ismard Paulin, L’événement Socrate Champs Flammarion 2017